Le spectre touche Friederike tous les jours ; une fois il la saisit au poignet, une autre fois il touche son épaule par derrière ou lui passe furtivement la main sur le visage, de sorte qu'elle pousse des cris d'effroi. Elle ne sait pas ce qu'il veut d'elle.
Un jour où elle était assise dans un bar et rencontra son frère qui lui raconta ce qu'il devenait, elle dit soudain à voix basse : « Je n'ai plus d'identité. » Mais il lui est resté un certain entêtement : toutes les nuits, avant de s'endormir, elle pose ses gros orteils sur les deuxièmes ; ses pieds sont en prière. – Un jour où elle avait trop bu et était couchée par terre pour regarder sa chambre d'en-dessous, elle vit dans sa petite niche murale quatre têtes d'argile qu'elle avait modelées : leurs bouches criaient.
La lune est comme une pièce d'argent posée sur le bleu sombre du ciel que strient des bandes de nuages bleu clair. Sur le mince trottoir devant la maison se trouve le petit garçon de Friederike ; il tient dans sa main un couteau pliant ouvert ; ses lacets sont défaits. Il y a quelque part sur la terre un caniche qui sait dire « oui, maman ». Le petit garçon ne sait pas parler, il ne sait que se tenir, le couteau tiré, sur le trottoir trop mince et obliger les gens à faire un pas de côté et à marcher sur la chaussée où la circulation est dense.
Friederike ne cuisine pas seulement pour ce fils, petit, qui s'appelle Alfred, mais aussi pour un grand fils qui se nomme Hababuk.
Friederike fait manger ses fils, mais elle les rabroue aussi : elle est irritable depuis que le spectre la touche tous les jours. Friederike rédige des lettres d'une écriture illisible : au stylo à plume doré et à l'encre brune. Elle parle du spectre, mais comme personne ne peut lire ces lettres, personne ne prend part à ce qu'elle vit. C'est comme si quelqu'un était abattu en plein cour de l'hiver : le ciel est blanc, la neige est blanche, le lac et la rue sont blancs ; le mort aussi est blanc. Le soleil est blanc.
Adelheid Duvanel« L'hiver au printemps », Délai de grâce (tr. Catherine Fagnot)