Mars: Aufnahme des Hubble-Teleskops (Weltbild Taschenlexikon)

« De n'importe quel côté qu'on le regarde, Luvina est un endroit très triste. Puisque vous y allez, vous vous en rendrez compte. Moi, je dirais que c'est l'endroit où la tristesse a fait son nid. Où on ne sait pas ce que c'est qu'un sourire, on dirait qu'on a cloué le visage à tout le monde. Et cette tristesse, vous pourrez la voir à tout moment, quand vous voudrez. Le vent qui souffle là-bas la remue, mais il ne l'emporte jamais. Elle est là comme chez elle. On peut même la goûter et la toucher, parce qu'elle est toujours au-dessus de vous, collée à vous, et qu'elle vous pèse dessus comme un gros cataplasme sur le cœur à vif.
« … On dit là-bas que, quand la lune est pleine, le vent montre à quoi il ressemble, lorsqu'il file dans les rues de Luvina en traînant une couverture noire ; mais, moi, tout ce que j'ai jamais pu voir, quand la lune se montrait, à Luvina, c'était à quoi ressemblait le chagrin… Et jamais rien d'autre.
« Mais buvez votre bière. Je vois que vous n'en avez même pas pris une petite gorgée. Allez-y. Elle ne vous dit peut-être rien, tiède comme ça. Ici, on n'en a pas d'autre. Je sais que comme ça elle n'est pas bien fameuse ; qu'elle prend une sorte de goût de pisse d'âne. Ici, on est habitués. Je vous préviens que là-bas on ne trouve même pas ça. Quand vous serez à Luvina, vous la regretterez. Tout ce qu'on peut trouver, là-bas, c'est un mezcal qu'ils fabriquent avec une plante du coin et qui va vous faire tourner la tête à la première gorgée comme si on vous secouait comme un prunier. Buvez plutôt votre bière. Je sais de quoi je parle. »
Juan Rulfo, Le Llano en flammes (tr. Gabriel Iaculli)


Revue « Tour du Monde »

Je suis quelqu'un qu'on peut mettre où l'on veut, par exemple au fond d'un puits, dans la mine ou au sommet d'une montagne, dans une maison de maître ou dans une cabane. Je suis d'humeur très égale, ce qui naturellement a souvent été confondu avec l'indifférence, le manque d'intérêt. On m'a fait d'innombrables reproches. De tous ces reproches je me suis fait comme un lit sur lequel je m'étends, ce qui est peut-être très injuste de ma part, mais je me suis dit que je devais me rendre la vie confortable parce que l'inconfort sous toutes ses formes pourrait bien m'accabler un jour et que je devrais alors faire le poids. D'une certaine façon, cher docteur, je peux tout faire, et peut-être que ma maladie, si l'on peut nommer ainsi mon état, consiste à trop aimer. J'ai en moi une provision d'énergie amoureuse effroyablement grande, et chaque fois que je mets le pied dans la rue, je me mets à aimer n'importe quoi, n'importe qui, et c'est la raison qui fait que je passe en tout lieu pour un homme sans caractère, ce qui ne devrait pas manquer, s'il vous plaît, de vous faire un peu rire. Je vous remercie beaucoup de l'expression sérieuse que vous voulez bien garder malgré cela sur votre visage et je vous assure qu'une fois à la maison, occupé à quelque chose qui réclame de l'intelligence, j'oublie tout cela, que je me sens loin, et content de l'être, de cette espèce d'amour du monde et des gens.
Robert Walser, Le bandit (tr. Jean Launay)


Berlin, 2019 (Betreten bei Schnee und Glätte auf eigene Gefahr!)

L'abbé de Mondion, aumônier de l'Hôtel-Dieu, à plusieurs reprises, vint s'entretenir avec elle. Il lui demanda si elle se souvenait de sa première communion. Mélanie Bastian lui répondit affirmativement et même put lui redire les noms des prêtres qui avaient fait son instruction religieuse. Elle se rappelle également le nom des anciens fournisseurs de sa famille, disant qu'elle n'achetait pas de bonbons chez Avenel, le pâtissier, mais chez Pasino, l'Italien. Elle reconnaît et nomme toutes les fleurs qu'on lui présente et dont chaque jour des âmes charitables lui apportent de nombreux bouquets. Rien ne lui fait plus plaisir, ajoute l'abbé, que de voir et de respirer ces fleurs. Elle est ravie d'apercevoir de son lit la campagne, et fait part de sa joie en s'écriant : « Oh ! que c'est beau. » Quand les hirondelles passent, elle les reconnaît fort bien et s'écrie : « Oh ! voyez donc, les gentilles petites hirondelles. »
André Gide, La séquestrée de Poitiers

Puis, tout en restant très silencieuse, elle recommença à demander à manger, qu'on ouvrit la fenêtre, le sommeil. Et bientôt, elle aima beaucoup que l'on parle à ses côtés. Elle acquiesçait à tout ce qui était dit, raconté, affirmé devant elle. L'importance de tous les propos était égale à ses yeux. Elle écoutait avec passion.
Marguerite Duras, Le ravissement de Lol. V. Stein



Zygmunt Soczek, Horticultural Production in Poland

Je n'ai jamais pris part aux plaisirs des autres. Un sentiment pénible ou le pressentiment du malheur m'en ont toujours empêché. La douleur de la vie, les difficultés de la vie. Mais, le problème le plus important, c'est de se colleter avec les hommes, avec le mal de la société pourrie, avec le mal de manger et de s'habiller, tout cela empêche perpétuellement notre être véritable de se réveiller. Il y a eu un temps où je me suis intégré à eux, où j'ai voulu imiter les autres ; j'ai vu que je me moquais de moi-même. J'avais l'impression d'être toujours et partout étranger. Je n'avais aucun lien avec les autres, je ne pouvais pas me conformer à leur vie. Je me disais tout le temps : « Un jour, je fuirai la société et je me retirerai dans un village ou un endroit éloigné. » Mais, je ne voulais pas faire de cette retraite, un instrument de réputation ou de richesse. Je ne voulais pas me condamner à avoir les idées de quelqu'un ni à l'imiter. J'ai enfin décidé de construire une chambre à mon goût, un lieu où je pourrais me recueillir, quelque part où mes pensées ne s'éparpilleraient pas. (…)
Je voulais m'engloutir dans un trou comme les bêtes en hiver, je voulais me plonger dans ma propre obscurité et me développer en moi-même. De même que dans une chambre noire, la photo apparaît sur un verre, de même, ce qui, dans l'homme, est délicat et caché, étouffe et meurt à cause des efforts de la vie, du tapage et de la lumière. Ça ne lui revient que dans le noir et le silence. Cette obscurité était en moi-même et j'essayais, en vain, de la détruire. Mon seul regret est d'avoir obéi pour rien, pendant quelque temps, aux autres. Maintenant, je m'aperçois que la partie la plus précieuse de ma vie a été cette obscurité et ce silence mêmes. Cette obscurité est dans la nature de tout être vivant. Elle ne nous apparaît qu'à l'écart, qu'au retour à nous-même, que lorsque nous nous retirons du monde apparent. Mais, les hommes essayent toujours de fuir cette obscurité, cette solitude; ils essayent de fermer les oreilles à la voix de la mort et de détruire leur personnalité dans le tumulte et le tapage de la vie, de peur que « la lumière de la vérité apparaisse en eux », comme disent les soufis.

Sadeq Hedayat, L'abîme, « La chambre noire » (tr. Derayeh Derakhshesh)


Berlin, 2008 (vitrine)

Pero en uno de aquellos días más desgraciados apareció ante mis ojos algo que me compensó de mis males. Había estado insinuándose poco a poco. Una noche me desperté en el silencio oscuro de mi pieza y vi, en la pared empapelada de flores violentas, una luz. Desde el primer instante tuve la idea de que me ocurría algo extraordinario, y no me asusté. Moví los ojos hacia un lado y la mancha de luz siguió el mismo movimiento. Era una mancha parecida a la que se ve en la oscuridad cuando recién se apaga la lamparilla; pero esta otra se mantenía bastante tiempo y era posible ver a través de ella. Bajé los ojos hasta la mesa y vi las botellas y los objetos míos. No me quedaba la menor duda; aquella luz salía de mis propios ojos, y se había estado desarrollando desde hacía mucho tiempo. Pasé el dorso de mi mano por delante de mi cara y vi mis dedos abiertos. Al poco rato sentí cansancio; la luz disminuía y yo cerré los ojos. Después los volví a abrir para comprobar si aquello era cierto. Miré la bombita de luz eléctrica y vi que ella brillaba con luz mía. Me volví a convencer y tuve una sonrisa. ¿Quién, en el mundo, veía con sus propios ojos en la oscuridad?
Felisberto Hernández, « El acomodador »

Fog-thick morning—
I see only
where I now walk. I carry
     my clarity
with me.

Lorine Niedecker, « Linnaeus in Lapland »

 Revue « Tour du Monde »

S'il est utile et agréable d'avoir une ame dégagée de la matière, au point de la faire voyager toute seule lorsqu'on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvéniens. C'est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j'ai parlé dans les chapitres précédens. — Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c'est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très-souvent sans que mon ame s'en mêle, à moins que celle-ci ne s'amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très-difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu'on fait quelque opération mécanique, de penser à tout autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; — ou pour m'expliquer sui­vant mon système, d'employer son ame à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. — Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l'homme puisse exécuter.
Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre

 
Séoul, 2019 (miroir)

He relatado hechos; no es lo que quiero. Quiero explicar y explicarme a mí misma cómo se ha producido este desdoblamiento; cómo ha aparecido esta segunda dimensión de la existencia.
Circe Maia, Un viaje a Salto

Gunnar Arvidson, A touch of Sweden

Un autre chaman ton­gouse raconte qu'il a été malade toute une année. Pendant ce temps, il chantait pour se sentir mieux. Ses ancêtres-chamans sont venus et l'ont initié : ils l'ont percé de flèches jusqu'à ce qu'il eût perdu connais­sance et fût tombé à terre ; ils lui ont coupé la chair, lui ont arraché les os et les ont comptés ; s'il lui en avait manqué, il n'aurait pas pu devenir chaman. Durant cette opération, il resta un été entier sans manger ni boire.
*
Les peuples de l'Asie Septentrionale conçoivent l'autre monde comme une image renversée de celui-ci. Tout s'y passe comme ici-bas, mais à rebours : quand il fait jour sur la terre, il fait nuit dans l'au-delà (c'est pourquoi les fêtes des morts ont lieu après le coucher du soleil : c'est alors qu'ils se réveillent et commencent leur journée), à l'été des vivants correspond l'hiver dans le pays des morts, le gibier ou le poisson est-il rare sur la terre, c'est signe qu'il abonde dans l'autre monde, etc. Les Beltires posent les rênes et la bouteille de vin dans la main gauche du mort ; car celle-ci correspond à la main droite sur terre. En Enfer, les fleuves remontent vers leurs sources. Et tout ce qui est renversé sur la terre, est en position normale chez les morts : c'est pour cette raison qu'on renverse les objets qu'on offre, sur la tombe, à l'usage du mort, à moins qu'on ne les casse, car ce qui est cassé ici-bas est intact dans l'autre monde et vice versa.
*
En dehors des chamans, tout Esquimau peut également consulter les esprits, par la méthode appelée qilaneq. Il suffit d'asseoir le malade à terre et de lui tenir la tête levée avec la ceinture. On invoque les esprits et, quand la tête devient lourde, c'est le signe que les esprits sont présents. On leur pose alors des questions ; si la tête devient encore plus lourde, la réponse est positive ; si, au contraire, elle semble légère, la réponse est négative. Les femmes utilisent fréquemment ce moyen commode de divination par les esprits. Les chamans y recou­rent parfois en se servant de leur propre pied.
Mircea Eliade, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l'extase

krete grèce

The term co bac is an interpersonal reference meaning “aunts and uncles” (…). These “aunts and uncles” are dead, but not really dead in the sense of being settled in the am (the world of the dead); they are not alive, but they still have not left the world of the living. They are neither really there in the world of the dead (am) nor here in this world (duong), and, at once, are in both. The idea of “wandering” in terms of wandering spirits points to the imagined situation that these spirits are obliged to move between the periphery of this world and the fringe of another world.
Heonik Kwon, Ghosts of War in Vietnam