« Gastéropodes » (Encyclopédie Alpha)

On sait que (…) jusqu'à 8 ans (…), les enfants ou bien ne savent pas définir et se contentent de montrer les objets ou de répéter sans autre le mot à définir (une table… c'est une table) ou bien définissent, suivant l'expression consacrée, « par l'usage ». « Ainsi lorsqu'on demande à l'enfant : « Qu'est-ce que c'est qu'une fourchette » il répond : « C'est pour manger. » « Qu'est-ce que c'est qu'une maman ? C'est pour faire le dîner. » « Qu'est-ce que c'est qu'un escargot ? C'est pour écraser. » Incessamment, au cours de nos enquêtes, nous avons retrouvé ce type de définitions, caractérisé par les mots « c'est pour ». Ainsi une montagne « c'est pour monter dessus », un pays « c'est pour voyager », la pluie « c'est pour arroser », etc., etc.
Jean Piaget, Le jugement et le raisonnement chez l'enfant

Séoul, 2017 (plantes)

Il est huit heures et demie ; un poêle à gaz, des tulipes jaunes et rouges, tiens, un bonbon au chocolat de Tante Hes, trois pommes de pin de la lande de Laren, qui traî­nent du côté de Pouchkine et de la petite Marocaine. Je me sens toute simple, parfaitement simple et parfaitement bien, délivrée de toutes ces pensées profondes et torturan­tes, de tous ces sentiments lourds à porter, simple mais pleine de vie et d'une profondeur que je ressens aussi comme une chose simple. Poursuivons l'inventaire : une salade de saumon, prête pour ce soir. Je prépare le thé, Tante Hes tricote un gilet au crochet, Han répare un appa­reil photo – pourquoi pas, après tout ? Être entre ces qua­tre murs ou d'autres, quelle importance ?
*
Bizarre, ce jasmin si tendre et si radieux au milieu de toute cette grisaille et de cette pénombre boueuse. Je ne comprends rien à ce jasmin. Mais tu n'as pas non plus à comprendre.
*
Parfois j'ai peur d'appeler les choses par leur nom. Peut-être parce que, alors, il n'en reste plus rien ? Les choses doivent pouvoir supporter d'être appelées par leur nom.
Etty Hillesum, Une vie bouleversée (tr. Philippe Noble)



Stockholm, 2017 (Fläder) / Berlin, 2018 (Holunder)

And so Jeff Campbell and Melanctha Herbert sat there on the steps, very quiet, a long time, and they didn't quiet seem to think much, that they were together. They sat there so, for about an hour, and then it came to Jefferson very slowly and as a strong feeling that he was sitting there on the steps, alone, with Melanctha. He did not know if Melanctha Herbert was feeling very much about their being there alone together. Jefferson began to wonder about it a little. Slowly he felt that surely they must both have this feeling. It was so important that he knew that she must have it. They both sat there, very quiet, a long time.
Gertrude Stein, « Melanctha », Three lives

« Portraits caractéristiques de Crétois »

For thirty-five years they had lived together,
treating each other kindly;
never a word of trouble.

She never said anything to her husband
about going to California
where their married daughter was living.
The neighbors told him
that she was going;
she had said that if she had a choice
of California or Heaven,
she would go to California.
Her husband answered
that he knew nothing about it,
and said nothing to his wife.
She went off while he was away cutting brush;
never bid him good-by
or left a note.

Since then they had not written to each other
and only heard from each other through their daughter.
Everything had been pleasant and nice
and your wife packs up and goes off.
How could I keep her if she wanted to go?
She was not bound to stay.
Do you think your wife would come back
if you wrote her a nice letter
and told her how much you liked her?
I hardly think so.
If you would go there,
do you suppose she would come back with you?
I suppose if I should go for her,
she would come back;
but it would be a good while before I'd go.

Charles Reznikoff, Testimony

 
Berlin, 2018 (Campus Nord)

Hier encore, à l'heure du petit déjeuner, M. me demandait si j'avais laissé une fenêtre ouverte à l'étage ; mais, je le sentais bien, c'était entre nous que ce courant d'air circulait et j'ai baissé les yeux. Il nous aura fallu toute une matinée pour nous rejoindre, pouvoir nous toucher de nouveau, nous embrasser et nous dire que nous nous aimions.
Samuel Poisson-Quinton, « Souffler sur un feu »

« Feu » (Encyclopédie Alpha)

Las instrucciones que yo daba se referían a cualquier cosa. A algo que estuviera haciendo, en principio, pero también a otras actividades que no hacía ni iba a hacer jamás (por ejemplo trepar a una montaña) y sobre las cuales sin embargo especificaba los detalles más mínimos. Pero la base, el modelo, el grueso de mis instrucciones, se refería a lo que yo estaba haciendo en ese momento. A tal punto que mis actividades se duplicaban en las instrucciones para llevarlas a cabo, actividades e instrucciones eran una misma cosa. Caminaba, y lo hacía explicándole a un discípulo fantasmal cómo era que se caminaba, cómo se debía caminar… No era tan simple como parecía, nada lo era… Porque la verdadera eficacia era una elegancia, y la elegancia dependía de un saber minuciosamente detallado, caprichoso de tan detallado, una idiosincrasia esotérica que sólo yo estaba en condiciones de transmitirle a… nadie, no sabía a quién, quizás a alguien. El juego invadía toda mi vida. Cómo sostener el tenedor, cómo llevárselo a la boca, cómo beber un sorbo de agua, cómo mirar por la ventana, cómo abrir una puerta, cómo cerrarla, cómo encender la luz, cómo atarse los zapatos… Todo acompañado de un flujo incesante de palabras, «hágalo así... nunca lo haga así… una vez yo lo hice así... tenga la precaución de… hay gente que prefiere… de este modo los resultados no son tan…». Era un discurso rápido, muy rápido, no disponía de ninguna lentitud en la que refugiarme porque la velocidad justa era parte esencial de la corrección, y yo estaba dando el ejemplo. Y además eran tantas las actividades sobre las que debía instruir… eran todas… algunas simultáneas, lanzar una mirada ligeramente a la derecha y algo arriba del horizonte, controlando el movimiento de la pupila, de la cabeza (¡y había que tener algún pensamiento adecuado y elegante como acompañamiento de esa mirada, sin lo cual no valía nada!), al mismo tiempo que se recogía una piedrita, con el gesto preciso de los dedos… Cómo usar los cubiertos, cómo ponerse el pantalón, cómo tragar saliva. Cómo estar quieto, cómo estar sentado en una silla, ¡cómo respirar! Hacía yoga sin saber lo, ultrayoga… Pero para mí no era un ejercicio: era una clase; daba por supuesto que yo ya lo sabía todo, ya lo dominaba... Por eso debía enseñar… Y en realidad lo sabía, cómo no iba a saberlo si era la vida en todo su despliegue espontáneo. Aunque lo principal no era saberlo, ni siquiera hacerlo, sino explicarlo, desplegarlo como saber…
César Aira, Cómo me hice monja

« Athéna lisant un décret sur une stèle »

– Qu'est-ce que tu fais ?
– Je lis, répondis-je sans la regarder.
– Quoi ? C'est quoi, lire ?
– Des mots.
– Ils sont tous dans le livre que tu lis ?
– Oui, tous.
– Ceux que maman et moi, nous disons aussi ? demanda la gamine.
– Tous. Tous les mots sont faits avec des lettres.
– C'est quoi ?
Je lui mis sous les yeux une page du livre et montrai avec ma cigarette pas allumée.
Juan Carlos Onetti, Quand plus rien n'aura d'importance (tr. André Gabastou)


Berlin, 2019 (Obstschale)

Voici comment les choses se passaient : Il écrivait le premier mot, ensuite il entendait presque des voix, mais il n'entendait pas de voix, pas du tout, mais il les traduisait dans une langue. Il attendait avec le visage d'un idiot, avec un air hébété. Alors une sorte de chose comme une bouche s'ouvrait à l'intérieur. Il écrivait ce qu'il ne savait pas, comme si les choses s'écrivaient seules, comme ouvrir les yeux en les fermant. C'était ça. On est capable d'écrire les mots qu'on ne connaît pas. À l'école, dans les rédactions, il avait écrit des mots qu'il ne connaissait pas. Si on lui avait demandé le sens de ces mots, il n'aurait pas su répondre. Le mot : Blême, quand il avait 8 ans. Le mot : Trébucher à 10 ans. Le mot : Affable plus tard. Des mots qu'il ne connaissait pas, mais qui rentraient dans la phrase. Les mots venaient de la phrase, ils venaient des autres mots. Les autres mots le plaçaient, ils l'installaient dans une forme juste, à sa place.
Laura Vazquez, La semaine perpétuelle

Revue « Tour du monde »

Debout, assis, couché ou en marchant, dis sans cesse : Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi ! doucement et sans hâte. Et récite exactement trois mille oraisons par jour sans en ajouter ou retrancher aucune. C'est ainsi que tu parviendras à l'activité perpétuelle du cœur.
Je reçus avec joie ces paroles du starets et m'en retournai chez moi. Je me mis à faire exactement et fidèlement ce qu'il m'avait enseigné. Pendant deux jours, j'y eus quelque difficulté, puis cela devint si facile que lorsque je ne disais pas la prière, je sentais comme un besoin de la reprendre et elle coulait avec facilité et légèreté sans rien de la contrainte du début.
Je racontai cela au starets, qui m'ordonna de réciter six mille oraisons par jour et me dit :
— Sois sans trouble et efforce-toi seulement de t'en tenir fidèlement au nombre d'oraisons qui t'est prescrit : Dieu te fera miséricorde.
Pendant toute une semaine, je demeurai dans ma cabane solitaire à réciter chaque jour mes six mille oraisons sans me soucier de rien autre et sans avoir à lutter contre les pensées ; j'essayais seulement d'observer exactement le commandement du starets. Qu'arriva-t-il ? Je m'habituai si bien à la prière que, si je m'arrêtais un court instant, je sentais un vide comme si j'avais perdu quelque chose ; dès que je reprenais ma prière, j'étais de nouveau léger et heureux. Si je rencontrais quelqu'un, je n'avais plus envie de parler, je désirais seulement être dans la solitude et réciter la prière ; tellement je m'y trouvais habitué au bout d'une semaine.
Le starets qui ne m'avait pas vu depuis dix jours vint lui-même prendre de mes nouvelles ; je lui expliquai ce qui m'arrivait. Après m'avoir écouté, il dit :
— Te voilà habitué à la prière. Vois-tu, il faut maintenant garder cette habitude et la fortifier : ne perds pas de temps et, avec l'aide de Dieu, prends la résolution de réciter douze mille oraisons par jour ; demeure dans la solitude, lève-toi un peu plus tôt, couche-toi un peu plus tard et viens me voir deux fois par mois.
Je me conformai aux ordres du starets et, le premier jour, c'est à peine si je parvins à réciter mes douze mille oraisons que j'achevai tard dans la soirée. Le lendemain je le fis plus facilement et avec plaisir. Je ressentis d'abord de la fatigue, une sorte de durcissement de la langue et une raideur dans les mâchoires, mais sans rien de désagréable ; ensuite j'eus légèrement mal au palais, puis au pouce de la main gauche qui égrenait le rosaire, tandis que mon bras s'échauffait jusqu'au coude, ce qui produisait une sensation délicieuse. Et cela ne faisait que m'inciter à réciter encore mieux la prière. Ainsi pendant cinq jours, j'exécutai fidèlement les douze mille oraisons et, en même temps que l'habitude, je reçus l'agrément et le goût de la prière.
Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençai à dire mes oraisons du matin, mais ma langue s'y embarrassait et je n'avais d'autre désir que de réciter la prière de Jésus. Dès que je m'y fus mis, je devins tout heureux, mes lèvres remuaient d'elles-mêmes et sans effort. Je passai toute la journée dans la joie. J'étais comme retranché de tout et me sentais dans un autre monde.
  Récits d'un pèlerin russe (tr. Jean Laloy)

Crète – Irrigation par moulins à vent au Plateau de Lassithi

Le vent cogne à grands coups. Défilent coquelicots, amandiers porteurs d’amandes déjà bien formées, œillets. Les rafales déportent les véhicules. Quelle différence entre bourrasques et rafales ?
Tu songes aux pins crochets. La radio gémit Still loving you. Tu voudrais trouver le point de bascule, le point où le réel décolle, devient inouï, étrange. Où commence le bruit neuf. À Céret, quelqu’un soupire : « Ça souffle ! » Le bus a laissé ses derniers passagers à Prats-de-Mollo ; au terminus de La Preste-les-Bains, les quelques maisons et l’établissement de bains semblent fermés, il ne reste plus que le chauffeur et toi. Haut Vallespir, le sentier chemine raide, tu grimpes lentement. Des flammes portées par des bourrasques ont léché les genêts et semé, sporadiques, des racines noueuses et noires. Les genévriers charbonnés exhibent de luisants doigts arthritiques. Qu’est-ce qui te prend d’aller ainsi, seule dans les hautes montagnes ?
*
Tu as cinquante-deux ans et tu mâches les feuilles des pissenlits, mastiques les violettes qui ne délivrent du sucre que sur la fin. Tu aimerais savoir te nourrir de ce qui est là, sans avoir besoin de redescendre dans les vallées. L’écorce, les racines, il te faudrait ronger.