FIFTH AVENUE

une dame en long vêtement blanc et chapeau blanc, style 1900 ; une folle : ses mains palpent la pierre ou le métal des façades comme si elle voulait s'assurer que tout est là. Des mains comme des antennes. Elle ne peut être aveugle, car elle attend au feu rouge. La plupart des passants ne la remarquent pas du tout ; elle marche plus lentement que les autres mais elle ne barre le chemin à personne ; elle longe les façades. Là où il y a du verre, on dirait qu'elle palpe avec précaution son image ; elle semble heureuse. Une fois je passe devant pour ensuite, en me retournant sous un prétexte, voir son visage. Elle est heureuse. Il arrive que soudain elle s'arrête, comme si elle était maintenant arrivée dans le vide, et qu'elle fasse ensuite quelques pas en arrière. Ses doigts effleurent à peine le matériau, parfois pas du tout ; on dirait qu'elle le baptise seulement pour qu'il soit là, même le matériau laid. Est-ce qu'elle voit les gens ? Son costume est comique mais conçu comme robe de cérémonie. Du reste elle marche pieds nus, ce que je remarque au bout d'un moment seulement. De temps en temps elle parle. Tout en faisant des gestes d'une grande tendresse secrète. Il semble que ce soit un jour exceptionnel pour elle, un jour d'accomplissement, un temps présent.

Max Frisch, Montauk (tr. Michèle et Jean Tailleur)