Un jour, j'étais dans les montagnes et je me suis retrouvé sur une route qui menait à une montagne. Je l'ai suivie, et je me suis arrêté. Je voulais parler sur la montagne, car j'en ai senti le désir. Je n'ai pas parlé, car j'ai pensé que tout le monde allait dire que cet homme était fou. Je n'étais pas fou, car je sentais. Je n'ai pas senti de douleur, mais de l'amour pour les gens. Je voulais crier de la montagne vers la petite ville de Saint-Moritz. Je n'ai pas crié, car j'ai senti qu'il fallait aller plus loin. Je suis allé plus loin, et j'ai vu un arbre. L'arbre m'a dit qu'ici on ne pouvait pas parler, car les gens ne comprennent pas le sentiment. Je suis allé plus loin. Je me suis séparé de l'arbre à regret, car il m'avait ressenti. Je suis parti. Je suis monté à la hauteur de deux mille mètres. J'y suis resté longtemps. J'ai senti une voix et j'ai crié en français « Parole ! ». Je voulais parler, mais ma voix était si forte que je ne pouvais pas parler et j'ai crié : « J'aime tout le monde et je veux le bonheur ! J'aime tout le monde. Je veux tout le monde. » Je ne sais pas parler français, mais j'apprendrai si je me promène seul. Je veux parler fort pour qu'on me ressente. Je veux aimer tout le monde, c'est pourquoi je veux parler toutes les langues. Je ne peux pas parler toutes les langues, c'est pourquoi j'écris et on traduira mes écrits. Je parlerai français comme je peux. J'ai commencé à apprendre à parler français, mais j'ai été dérangé, car les gens qui me croisaient s'étonnaient. Je ne voulais pas étonner les gens, c'est pourquoi j'ai fermé la bouche. Je l'ai fermée dès que j'ai senti. Je sens avant de voir. Je sais ce qui va arriver avant tout le monde. Je ne le dirai pas aux gens d'avance.
Vaslav Nijinski, Cahiers (tr. Christian Dumais-Lvowsky et Galina Pogojeva)