Lui, au contraire, s'en est fait une culture : il s'est fait une culture de tout ce qui a attiré sa curiosité : et moi, je n'ai su me faire une culture de rien, même des choses que j'ai le plus aimées dans ma vie : elles sont restées en moi comme des images dispersées, alimentant ainsi ma vie de souvenirs et d'émotions, mais sans combler le vide et le désert de ma culture.
Il me dit que je manque de curiosité : mais ce n'est pas vrai. J'éprouve de la curiosité pour peu, très peu de choses ; et lorsque je les ai connues, j'en garde quelques images dispersées, la cadence d'une phrase ou d'un mot. Mais mon univers, où affleurent ces cadences et ces images, isolées les unes des autres, et non liées par quelque trame sinon secrète, à moi-même inconnue et invisible, est aride et mélancolique. Son univers, au contraire, est d'un vert opulent, richement peuplé et cultivé ; une campagne fertile et irriguée, où surgissent des bois, des prés, des potagers et des villages.
Pour moi, toute activité est extrêmement difficile, fatigante, incertaine. Je suis très paresseuse et, si je veux terminer quelque chose, j'ai le besoin absolu d'être oisive, de longues heures étendue sur des divans. Lui, ne sait jamais rester inactif, il fait toujours quelque chose ; il tape très vite à la machine, avec la radio allumée ; quand il va se reposer, l'après-midi, il a, avec lui, des épreuves à corriger ou un livre rempli de notes ; il veut que, dans la même journée, nous allions au cinéma, puis à une réception, puis au théâtre. Il réussit à faire et à me faire faire, dans la même journée, une foule de choses différentes ; rencontrer les personnes les plus diverses ; et, si je suis seule et que j'essaie de faire comme lui, je n'arrive à rien, parce que là où je pensais rester une demi-heure, je reste bloquée toute l'après-midi, parce que je me perds et que je ne trouve pas les rues, ou parce que la personne la plus ennuyeuse et que je voulais le moins voir m'entraîne avec elle dans l'endroit où je voulais le moins aller.