Berlin, 2019 (S-Bahnhof Schöneberg)

Il suffit d'être ordinaire : mettre ses vêtements, manger son grain, passer le temps sans affaires. Vous venez de toutes parts avec l'idée de chercher le Buddha, de chercher la Loi, de chercher la délivrance, la sortie du Triple Monde. Sortir du Triple Monde, imbéciles ! pour aller où ?
Linji, Entretiens de Lin-Tsi (tr. Paul Demiéville)

Altsumerischer Würdenträger

Beschmiert die Wände mit Kot.
Hat das Leintuch mit Kot verschmiert und auf das Bett uriniert.
Schnürt sich mit dem Leintuch den Hals zu.
Trägt ein Halstuch gegen das Würgen.
Schmiert mit Kot.
Isst Kot.
Sammelt die Haare, die ihr ausgefallen sind, und knüpft sie aneinander.
Hat aus ihren Haaren eine Mütze gehäkelt.
Häkelt einen Schal.
Hat die Neigung, das Nachthemd hochzuziehen.
Zeichnet Unterwäsche und legt die Zeichnung vor die Tür.
Nimmt der Zimmernachbarin die Schuhe weg und versteckt sie unter
der Bettdecke.
Fragt ständig nach der Mutter.
Will nicht essen.
Schreibt Briefe.
Lacht oft vor sich hin.
Schreibt oft von sexuellen Dingen.
Duldet abends kein Licht im Zimmer.
Isst im Dunkeln.
Will ständig schreiben.
Isst unregelmäßig.
Presst die Lippen aufeinander, wenn man sie füttern will.
Liegt den ganzen Tag unter der Bettdecke.
Läuft in der Nacht, in die Bettdecke gewickelt, im Zimmer herum.
Hat das Nachthemd ausgezogen und den Boden damit aufgewischt.
Legt sich auf den Boden.
Muss hinausgetragen werden.
Schreit in höchsten Tönen.
Wirft die Bettdecke ab, faltet sie wieder zusammen, streicht sie glatt,
deckt sich zu.
Isst widerstrebend.
Wird gefüttert.
Nimmt ständig ab.
Spielt Klavier auf einem Stück Pappkarton.
Redet und singt zusammenhanglos.
Singt und lacht.
Hat in der Nacht laut gesungen.
Bekritzelt Möbel, Wände und den Fußboden.
Lacht ohne Grund.
Räumt das Zimmer auf.
Verkriecht sich ins Bett.
Brüllt stundenlang.
Spielt den ganzen Tag Klavier.
Beschreibt jedes Stückchen Papier.
Bemalt und beschreibt die Bettwäsche.
(…)
Margret Kreidl, Eine Schwalbe falten

Séoul, 2019 (3311)

Far from his library, Warburg worked in notebooks, filling them with often indecipherable pencil scrawls – threads unravelling and cascading down the page. Psychotic episodes alternated with lucid spells. The philosopher Ernst Cassirer visited him and they discussed the library, of which Cassirer had become a willing ‘prisoner’, as well as Kepler and the ellipse. Other interlocutors included the moths that flew into Warburg’s room at night. In letters he described them as his Seelentierchen, his little soul animals.
Chloe Aridjis, « At the HKW: Aby Warburg », London Review of Books (5 November 2020)

Berlin, 2021 (Bauen der 70er Jahre in Berlin)

Balbo, lui, prêtait l'oreille à tous. Il ne refusait jamais une rencontre. Il était sans défense contre les projets et les idées. Toutes les propositions, toutes les idées lui plaisaient et le sollicitaient, elles le mettaient en ébullition et le poussaient à venir parlementer avec Pavese. Il arrivait, petit, le nez rouge, sérieux comme il savait l'être quand il avait une proposition à soumettre ou croyait avoir posé les yeux sur un nouveau cas humain, étonné comme il l'était toujours quand se profilait à l'horizon une nouvelle forme humaine, et toujours disposé à voir de l'intelligence partout où se posaient ses yeux bleus, aigus et innocents, démunis et profonds. Balbo parlait, il n'en finissait pas de parler cependant que Pavese fumait sa pipe et entortillait ses cheveux autour d'un doigt.
Pavese disait :
— Ça m'a tout l'air d'une proposition idiote ! Défends-toi des crétins.
Et Balbo répondait que la proposition, oui, était partellement idiote mais qu'elle contenait un noyau valable, vital, fécond. Et Balbo parlait : il parlait toujours et ne savait pas se taire. Quand il avait fini de discuter avec Pavese, il allait dans le bureau de l'éditeur et recommençait à parler avec lui, petit, sérieux, le nez rouge ; et l'éditeur se balançait sur son siège, dardait sporadiquement sur son interlocuteur un regard clair et froid, et griffonnait sur un bout de papier des figures géométriques, la cigarette éteinte, les jambes croisées.
Balbo ne corrigeait jamais les épreuves. Il disait :
— Je ne suis pas capable de corriger les épreuves ! Je vais trop lentement, ce n'est pas ma faute !
Il ne lisait jamais un livre en entier. Il lisait quelque phrase au hasard et se levait immédiatement pour aller en parler à quelqu'un : un rien suffisait en effet à le solliciter, à le remuer, à agiter sa pensée qui se mettait tout de suite à courir ; et il restait là jusqu'à neuf heures du soir, parlant entre les tables et oubliant d'aller dîner. Peu à peu les tables de travail se vidaient, les bureaux se faisaient déserts, Balbo regardait sa montre, tressaillait, enfilait son manteau et enfonçait son chapeau vert sur sa tête. Il descendait le corso Re Umberto, petit, droit, sa serviette sous le bras ; il s'arrêtait en chemin pour regarder les motocyclettes et mobylettes : il était plein de curiosité pour toutes les machines et avait pour les motocyclettes une tendresse spéciale.
Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (tr. Michèle Causse)

 Berlin, 2020 (Hercules)

Sur une charrette, un petit bureau, deux fauteuils, un tapis et une étagère.
C'est mon déménagement.
Il y a du nouveau dans ma vie.
Je ne pouvais pas rester dans un appartement visité par la mort.
Une femme qui m'aimait m'a dit :
– Votre mère est morte, venez vivre chez moi.
Je suis allé avec elle au bureau de l'état civil. Nous nous sommes fait inscrire. À présent, elle est ma femme.
Et c'est chez elle, dans le quartier de Pétrograd, que je transporte mes affaires.
Mikhaïl Zochtchenko, « Une voie nouvelle », Avant le Lever du Soleil (tr. Maya Minoustchine)

 Revue « Tour du Monde »

Toutes les fois que l'on quitte sa maison, il faut se demander ce que l'on va faire, et quand on est de retour, ce que l'on a fait.
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, « Cléobule » (tr. Robert Grenaille)

Munich, 2019 (Pelikan)

Il s'était acheté un stylo.
Après avoir à diverses reprises tracé sa signature sur une feuille, puis ses initiales, son adresse, quelques lignes ondoyantes, il en prit une autre, la plia soigneusement et écrivit : « Il fait trop froid pour moi ici », puis : « Je pars en Amérique du Sud », puis il s'arrêta, vissa le capuchon sur la plume, considéra la feuille et vit l'encre sécher en se fonçant (on lui avait garanti à la papeterie qu'elle noircissait), puis reprit son stylo à la main et mit encore dessous, largement étalé, son nom, Paul.
Puis il resta assis.
Plus tard, il débarrassa la table des journaux, en profita pour jeter un coup d'œil aux programmes de cinéma, pensa à quelque vétille, poussa le cendrier de côté, déchira la feuille aux lignes ondoyantes, vida son stylo et le remplit. Pour le cinéma, il était maintenant trop tard.
La répétition de la chorale paroissiale dure jusqu'à neuf heures, à neuf heures et demie Hildegard serait de retour. Il attendait Hildegard. Avec tout ça, la musique de la radio. Il éteignit la radio.
Sur la table, au milieu de la table, se trouvait maintenant la feuille pliée, portant en caractères bleu noir son nom, Paul.
« Il fait trop froid pour moi ici », portait-elle aussi.
Or donc, Hildegard allait rentrer, à neuf heures et demie. Il était maintenant neuf heures. Elle lirait sa missive, en recevrait un choc, ne croirait sans doute pas à cette histoire d'Amérique du Sud n'en compterait pas moins ses chemises dans l'armoire, quelque chose ayant tout de même dû se passer.
Elle téléphonerait au Lion.
Le Lion est fermé le mercredi.
Elle sourirait et désespérerait et en prendrait son parti, peut-être.
Elle écarterait plusieurs fois les cheveux de son visage, se lisserait les tempes, l'une, puis l'autre, de l'annulaire de la main gauche, puis déboutonnerait lentement son manteau.
Ensuite, toujours assis, il se demanda à qui il pourrait écrire une lettre, lut encore une fois le mode d'emploi du stylo… tourner à droite sans forcer… lut aussi le texte français, compara l'anglais à l'allemand, jeta encore un coup d'œil à son billet, pensa à des palmiers, pensa à Hildegard.
Toujours assis.
Et à neuf heures et demie Hildegard arriva et demanda :
« Les enfants dorment ? »
Elle écarta les cheveux de son visage.
Peter Bichsel, « San Salvador », Le laitier (tr. Robert Rovini)

« Eine Kogui-Indianerfamilie »

Lorsque la première neige commençait à tomber, une morne tristesse s'emparait de nous. Nous étions des exilés : notre ville était loin, et bien loin étaient nos livres, nos amis, les occupations variées et changeantes d'une existence réelle. Nous allumions notre poêle vert, au long tuyau qui traversait le plafond ; nous nous réunissions tous dans la pièce où était installé le poêle, et là nous faisions la cuisine et nous mangions ; mon mari écrivait sur la grande table ovale, les enfants couvraient le plancher de jouets. Sur le plafond de la pièce était peint un aigle ; et moi je regardais l'aigle, et je pensais que c'était cela l'exil. L'exil, c'était l'aigle, c'était le poêle vert qui ronflait, c'était la campagne vaste et silencieuse, et la neige immobile.
Natalia Ginzburg, « L'hiver dans les Abruzzes », Les petites vertus (tr. Adriana R. Salem)

 Mars: Aufnahme des Hubble-Teleskops (Weltbild Taschenlexikon)

« De n'importe quel côté qu'on le regarde, Luvina est un endroit très triste. Puisque vous y allez, vous vous en rendrez compte. Moi, je dirais que c'est l'endroit où la tristesse a fait son nid. Où on ne sait pas ce que c'est qu'un sourire, on dirait qu'on a cloué le visage à tout le monde. Et cette tristesse, vous pourrez la voir à tout moment, quand vous voudrez. Le vent qui souffle là-bas la remue, mais il ne l'emporte jamais. Elle est là comme chez elle. On peut même la goûter et la toucher, parce qu'elle est toujours au-dessus de vous, collée à vous, et qu'elle vous pèse dessus comme un gros cataplasme sur le cœur à vif.
« … On dit là-bas que, quand la lune est pleine, le vent montre à quoi il ressemble, lorsqu'il file dans les rues de Luvina en traînant une couverture noire ; mais, moi, tout ce que j'ai jamais pu voir, quand la lune se montrait, à Luvina, c'était à quoi ressemblait le chagrin… Et jamais rien d'autre.
« Mais buvez votre bière. Je vois que vous n'en avez même pas pris une petite gorgée. Allez-y. Elle ne vous dit peut-être rien, tiède comme ça. Ici, on n'en a pas d'autre. Je sais que comme ça elle n'est pas bien fameuse ; qu'elle prend une sorte de goût de pisse d'âne. Ici, on est habitués. Je vous préviens que là-bas on ne trouve même pas ça. Quand vous serez à Luvina, vous la regretterez. Tout ce qu'on peut trouver, là-bas, c'est un mezcal qu'ils fabriquent avec une plante du coin et qui va vous faire tourner la tête à la première gorgée comme si on vous secouait comme un prunier. Buvez plutôt votre bière. Je sais de quoi je parle. »
Juan Rulfo, Le Llano en flammes (tr. Gabriel Iaculli)


Revue « Tour du Monde »

Je suis quelqu'un qu'on peut mettre où l'on veut, par exemple au fond d'un puits, dans la mine ou au sommet d'une montagne, dans une maison de maître ou dans une cabane. Je suis d'humeur très égale, ce qui naturellement a souvent été confondu avec l'indifférence, le manque d'intérêt. On m'a fait d'innombrables reproches. De tous ces reproches je me suis fait comme un lit sur lequel je m'étends, ce qui est peut-être très injuste de ma part, mais je me suis dit que je devais me rendre la vie confortable parce que l'inconfort sous toutes ses formes pourrait bien m'accabler un jour et que je devrais alors faire le poids. D'une certaine façon, cher docteur, je peux tout faire, et peut-être que ma maladie, si l'on peut nommer ainsi mon état, consiste à trop aimer. J'ai en moi une provision d'énergie amoureuse effroyablement grande, et chaque fois que je mets le pied dans la rue, je me mets à aimer n'importe quoi, n'importe qui, et c'est la raison qui fait que je passe en tout lieu pour un homme sans caractère, ce qui ne devrait pas manquer, s'il vous plaît, de vous faire un peu rire. Je vous remercie beaucoup de l'expression sérieuse que vous voulez bien garder malgré cela sur votre visage et je vous assure qu'une fois à la maison, occupé à quelque chose qui réclame de l'intelligence, j'oublie tout cela, que je me sens loin, et content de l'être, de cette espèce d'amour du monde et des gens.
Robert Walser, Le bandit (tr. Jean Launay)