Le spectre touche Friederike tous les jours ; une fois il la saisit au poignet, une autre fois il touche son épaule par derrière ou lui passe furtivement la main sur le visage, de sorte qu'elle pousse des cris d'effroi. Elle ne sait pas ce qu'il veut d'elle.
Un jour où elle était assise dans un bar et rencontra son frère qui lui raconta ce qu'il devenait, elle dit soudain à voix basse : « Je n'ai plus d'identité. » Mais il lui est resté un certain entêtement : toutes les nuits, avant de s'endormir, elle pose ses gros orteils sur les deuxièmes ; ses pieds sont en prière. – Un jour où elle avait trop bu et était couchée par terre pour regarder sa chambre d'en-dessous, elle vit dans sa petite niche murale quatre têtes d'argile qu'elle avait modelées : leurs bouches criaient.
La lune est comme une pièce d'argent posée sur le bleu sombre du ciel que strient des bandes de nuages bleu clair. Sur le mince trottoir devant la maison se trouve le petit garçon de Friederike ; il tient dans sa main un couteau pliant ouvert ; ses lacets sont défaits. Il y a quelque part sur la terre un caniche qui sait dire « oui, maman ». Le petit garçon ne sait pas parler, il ne sait que se tenir, le couteau tiré, sur le trottoir trop mince et obliger les gens à faire un pas de côté et à marcher sur la chaussée où la circulation est dense.
Friederike ne cuisine pas seulement pour ce fils, petit, qui s'appelle Alfred, mais aussi pour un grand fils qui se nomme Hababuk.
Friederike fait manger ses fils, mais elle les rabroue aussi : elle est irritable depuis que le spectre la touche tous les jours. Friederike rédige des lettres d'une écriture illisible : au stylo à plume doré et à l'encre brune. Elle parle du spectre, mais comme personne ne peut lire ces lettres, personne ne prend part à ce qu'elle vit. C'est comme si quelqu'un était abattu en plein cour de l'hiver : le ciel est blanc, la neige est blanche, le lac et la rue sont blancs ; le mort aussi est blanc. Le soleil est blanc.
Adelheid Duvanel« L'hiver au printemps », Délai de grâce (tr. Catherine Fagnot)





Paris, 2007 (rue Montgolfier)

La jeune femme poursuivit encore : « Sous la porte de la chambre où nous dormons à quatre femmes, filtre un rai de lumière ; la petite lampe accrochée au-dessus du lavabo du couloir est toujours allumée, jour et nuit ; c'est notre phare. Helen chaparde, Ursi geint, Monika pleure, et je me tais. Madame Scheidegger, qui dort dans une autre chambre de quatre, dit : “Pourquoi dois-je rester ici aussi longtemps ? Cela fait déjà dix ans que je suis là, mais je suis une femme.” Elle prononce ce “Je suis une femme” avec dignité, comme s'il n'y avait rien de plus à ajouter. Dans la maison, elle porte toujours un petit tablier jaune brodé. Les femmes vont se coucher à six heures, à sept heures elles dorment. À sept heures je lis dans mon lit. Une nuit plus tard, j'entends soudain une voix dans le noir : “Tu l'as signalé, qu'elle a lu au lit ?” L'autre ne l'a pas signalé. »
Adelheid Duvanel, « Rêves de fièvre », La correspondante (tr. Catherine Fagnot)


Berlin, 2019 (Dieser Bereich wird Videoüberwacht!)

Il n'y aura plus de regardeurs dans ma cité ; plus rien que des acteurs. Plus de culture, donc plus de regard. Plus de théâtre — le théâtre commençant où se séparent scène et salle. Tout le monde sur la scène, dans ma cité. Plus de public. Plus de regard, donc plus d'action falsifiée à sa source par une destination à des regards — s'agisse-t-il de ceux propres de l'acteur lui-même devenant, dans le moment qu'il agit, son propre spectateur. Dans le moment qu'il agit ? Ce ne serait que demi-mal. C'est avant même d'agir que l'inversion s'opère, l'acteur se transportant dans la salle avant d'agir, en sorte qu'à son action s'en substitue une autre, laquelle n'est à vrai dire plus du tout la sienne, mais celle d'un autre, qu'il se donne en spectacle. Tel est l'effet du conditionnement de la culture. Elle entraîne pour l'action de chacun d'être remplacée par celle d'un autre. Mais nous qui sommes conditionnés, qui ne pouvons pas nous défendre de nous regarder agir, qu'allons-nous faire ? Nous allons tendre nos efforts à nous regarder moins. Au lieu de consentir au principe du regardement et de nous y complaire, au lieu d'argumenter de ce que doit être un bon spectacle (et un bon regard), nous allons essayer de fermer un peu les yeux, détourner la tête, au moins par courts moments, et progressivement un peu plus longs ; nous allons nous entraîner à l'oubli et à l'inattention, afin de devenir, je ne dirai pas entièrement (c'est bien sûr impossible), mais peu à peu au moins davantage, le plus que nous le pourrons, acteurs sans public. Ne vous arrêtez pas un instant à l'objection que ma cité est une étoile hors de portée ; ce n'a pas d'importance qu'il y ait au bout d'un chemin l'absurde et l'impossible : il y a l'absurde et l'impossible au bout de tous les chemins si on les suppose rectilignes. C'est le sens dans lequel on marche qui est efficient, c'est la tendance, la posture. De ce qu'il y aurait au bout du chemin, ne vous souciez pas. Il n'y a pas de bout aux chemins, pas de bout qu'on atteigne.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture

Epidavros

Puisque j'ai un abonnement à l'opéra, je vais à l'opéra plusieurs fois l'an. Comme je ne comprends pas la musique, je n'écoute pas. Le plus souvent, je dors, ou je pense. Je pense à tous les opéras que j'ai entendus dans ma vie. Pas écoutés : entendus. Et « entendus » est peut-être déjà trop dire. Je pense à tous les opéras auxquels j'ai assisté, témoin inutile et perdu dans ses propres pensées. Le théâtre de l'Opéra, que je fréquente depuis longtemps et où j'ai longuement dormi et pensé, est un lieu familier, donc accueillant pour moi.
À chaque fois, je me propose d'écouter, à chaque fois, je décide que j'écouterai. Mais très vite mon attention s'évanouit. Pendant de courts instants, de façon involontaire et presque distraitement, j'écoute ; et pendant ces courts instants, je prends plaisir aux sons. La satisfaction d'avoir écouté est si grande que je me perds dans ses eaux, et me voilà de nouveau absente.
Je ne suis pas les trames des opéras. Je ne lis jamais les livrets à la maison : et une fois là-bas, je ne comprends rien aux histoires qui se déroulent et s'enchevêtrent entre chants et musique ; ça ne me fait rien, et en plus, je les hais.
J'ai beau avoir assisté à de nombreux opéras, je me demande à chaque fois si je dois écouter ou regarder. Dans le doute, je ne fais ni l'un ni l'autre. J'ai toujours la sensation, avec la musique, que j'aurais pu l'aimer, mais qu'une erreur tragique fait qu'elle m'a échappée. J'ai parfois la sensation que j'aime peut-être la musique et que la musique ne m'aime pas. Peut-être qu'elle se trouvait à quelques pas de moi, et je n'ai pas su, ou elle n'a pas voulu, traverser ce petit bout d'espace.
Natalia Ginzburg, Ne me demande jamais (tr. Muriel Morelli)

Berlin, 2012 (Fielmann baut um)

„Keiner ist da herausgekommen.“
„Keiner?
„Keiner.
„Einer?
„Nein.
„Ja! Aber als ich vorbeikam, stand doch einer da.
„Vor der Tür?
„Vor der Tür. Er breitete die Arme aus.
„Ja! Weil er niemanden hineinlassen will.
„Keiner ist da hineingekommen?
„Keiner.
„Der, der die Arme ausbreitet, war der da?
„Drin?
„Ja. Drin.
„Ich weiss nicht. Er breitet nur die Arme aus, damit keiner hinein kann.
„Wurde er hingeschickt, damit Keiner hinein kann? Der die Arme ausbreitet?
„Nein. Er kam und stellte sich selbst hin und breitete die Arme aus.
„Und Keiner, Keiner, Keiner ist herausgekommen?
„Keiner, Keiner.“
Vassily Kandinsky, « Warum? », Klänge

« Seine Plastiken wirken fast schwerelos »

FIFTH AVENUE

une dame en long vêtement blanc et chapeau blanc, style 1900 ; une folle : ses mains palpent la pierre ou le métal des façades comme si elle voulait s'assurer que tout est là. Des mains comme des antennes. Elle ne peut être aveugle, car elle attend au feu rouge. La plupart des passants ne la remarquent pas du tout ; elle marche plus lentement que les autres mais elle ne barre le chemin à personne ; elle longe les façades. Là où il y a du verre, on dirait qu'elle palpe avec précaution son image ; elle semble heureuse. Une fois je passe devant pour ensuite, en me retournant sous un prétexte, voir son visage. Elle est heureuse. Il arrive que soudain elle s'arrête, comme si elle était maintenant arrivée dans le vide, et qu'elle fasse ensuite quelques pas en arrière. Ses doigts effleurent à peine le matériau, parfois pas du tout ; on dirait qu'elle le baptise seulement pour qu'il soit là, même le matériau laid. Est-ce qu'elle voit les gens ? Son costume est comique mais conçu comme robe de cérémonie. Du reste elle marche pieds nus, ce que je remarque au bout d'un moment seulement. De temps en temps elle parle. Tout en faisant des gestes d'une grande tendresse secrète. Il semble que ce soit un jour exceptionnel pour elle, un jour d'accomplissement, un temps présent.

Max Frisch, Montauk (tr. Michèle et Jean Tailleur)

Berlin, 2008 (parasol)

Tout ce qui est recouvert et caché, que ce soit dans le domaine de la sainteté ou dans celui de ce qui s'oppose à elle, a une force beaucoup plus grande que ce qui est manifeste.
Rabbi Chmuel Bornstein (1856-1926), l'espoir hassidique (tr. Catherine Chalier)


Weltbild Taschenlexikon

On la croisait sur l'île. Elle se déplaçait à vélo. Elle sifflotait en pédalant. On la croisait aussi en compagnie d'un homme bien plus âgé qu'elle qui l'enlaçait amoureusement.
Comment est-il possible que L se souvienne de la voix d'une étudiante qui parlait si peu ? Une voix pas exactement rocailleuse : pierreuse. Elle avait lu une fois, en cours, devant tout le monde, un passage d'Ulysse de Joyce. Pourquoi ? Quel exercice ? Le silence, sa voix grave. À quelle occasion ? Inéluctable modalité du visible…, souliers rouilleux, vert pituite… Varech, coquilles s'écrasant sous les pas de Stephen Dedalus. Elle n'avait pas buté sur les mots. Elle avait lu longuement, l'air têtu.
Elle s'intéressait aux formes des coquillages, aux polyèdres que fabriquaient les savants de la Renaissance et que les artistes dessinaient, comme dans la Mélancolie de Dürer. Elle avait sur sa table des livres traitant de ces sujets – La Divine Proportion de Luca Pacioli. Elle construisait elle-même de ces volumes intimidants. Habile, elle fabriquait des machines compliquées, avec des rouages, des mécanismes de pendules, des petits moteurs récupérés. Pourquoi ? Elle avait l'air de ne pas savoir pourquoi. Elle haussait les épaules. Elle faisait circuler de l'eau, des billes, dans des boîtes de verre qu'elle concevait avec les techniciens de l'atelier. Ses machines plaisaient aux spectateurs mais elle n'avait rien à répondre aux questions. Si on insistait, elle se fermait comme une huître, cessait de sourire.
Les suggestions et les remarques des professeurs semblaient ne l'éclairer en rien. On la voyait parfois à la bibliothèque absorbée dans des livres d'optique, ou une énorme encyclopédie des jeux anciens, que personne d'autre ne consultait.
Cette année-là la méthode de préparation au diplôme préconisait l'enregistrement de l'étudiant parlant de son travail. On enregistrait puis l'étudiant se réécoutait devant les autres et tout le monde commentait. Elle n'avait rien pu dire en présence de l'enregistreur. Le jour du diplôme non plus elle n'avait pas parlé, le mystère de ses machines et de ses polyèdres est resté entier.
Christine Lapostolle, Ecoldar

Berlin, 2019 (Westfalia)

Un jour, j'étais dans les montagnes et je me suis retrouvé sur une route qui menait à une montagne. Je l'ai suivie, et je me suis arrêté. Je voulais parler sur la montagne, car j'en ai senti le désir. Je n'ai pas parlé, car j'ai pensé que tout le monde allait dire que cet homme était fou. Je n'étais pas fou, car je sentais. Je n'ai pas senti de douleur, mais de l'amour pour les gens. Je voulais crier de la montagne vers la petite ville de Saint-Moritz. Je n'ai pas crié, car j'ai senti qu'il fallait aller plus loin. Je suis allé plus loin, et j'ai vu un arbre. L'arbre m'a dit qu'ici on ne pouvait pas parler, car les gens ne comprennent pas le sentiment. Je suis allé plus loin. Je me suis séparé de l'arbre à regret, car il m'avait ressenti. Je suis parti. Je suis monté à la hauteur de deux mille mètres. J'y suis resté longtemps. J'ai senti une voix et j'ai crié en français « Parole ! ». Je voulais parler, mais ma voix était si forte que je ne pouvais pas parler et j'ai crié : « J'aime tout le monde et je veux le bonheur ! J'aime tout le monde. Je veux tout le monde. » Je ne sais pas parler français, mais j'apprendrai si je me promène seul. Je veux parler fort pour qu'on me ressente. Je veux aimer tout le monde, c'est pourquoi je veux parler toutes les langues. Je ne peux pas parler toutes les langues, c'est pourquoi j'écris et on traduira mes écrits. Je parlerai français comme je peux. J'ai commencé à apprendre à parler français, mais j'ai été dérangé, car les gens qui me croisaient s'étonnaient. Je ne voulais pas étonner les gens, c'est pourquoi j'ai fermé la bouche. Je l'ai fermée dès que j'ai senti. Je sens avant de voir. Je sais ce qui va arriver avant tout le monde. Je ne le dirai pas aux gens d'avance.
Vaslav Nijinski, Cahiers (tr. Christian Dumais-Lvowsky et Galina Pogojeva)

« Bronze statue of Greek warrior, believed to be the work of Phidias »

Je ne me souviens jamais des noms des acteurs ; et comme je suis peu physionomiste, j'ai du mal, parfois, à les reconnaître, même les plus célèbres. Cela l'irrite terriblement ; je lui demande qui est celui-ci ou celui-là, provoquant son indignation ; « ne me dis pas – dit-il – ne me dis pas que tu n'as pas reconnu William Holden ! ».
En effet, je n'ai pas reconnu William Holden. Et pourtant, j'aime moi aussi le cinéma ; mais bien que j'y aille depuis des années, je n'ai pas su m'en faire une culture.
Lui, au contraire, s'en est fait une culture : il s'est fait une culture de tout ce qui a attiré sa curiosité : et moi, je n'ai su me faire une culture de rien, même des choses que j'ai le plus aimées dans ma vie : elles sont restées en moi comme des images dispersées, alimentant ainsi ma vie de souvenirs et d'émotions, mais sans combler le vide et le désert de ma culture.
Il me dit que je manque de curiosité : mais ce n'est pas vrai. J'éprouve de la curiosité pour peu, très peu de choses ; et lorsque je les ai connues, j'en garde quelques images dispersées, la cadence d'une phrase ou d'un mot. Mais mon univers, où affleurent ces cadences et ces images, isolées les unes des autres, et non liées par quelque trame sinon secrète, à moi-même inconnue et invisible, est aride et mélancolique. Son univers, au contraire, est d'un vert opulent, richement peuplé et cultivé ; une campagne fertile et irriguée, où surgissent des bois, des prés, des potagers et des villages.
Pour moi, toute activité est extrêmement difficile, fatigante, incertaine. Je suis très paresseuse et, si je veux terminer quelque chose, j'ai le besoin absolu d'être oisive, de longues heures étendue sur des divans. Lui, ne sait jamais rester inactif, il fait toujours quelque chose ; il tape très vite à la machine, avec la radio allumée ; quand il va se reposer, l'après-midi, il a, avec lui, des épreuves à corriger ou un livre rempli de notes ; il veut que, dans la même journée, nous allions au cinéma, puis à une réception, puis au théâtre. Il réussit à faire et à me faire faire, dans la même journée, une foule de choses différentes ; rencontrer les personnes les plus diverses ; et, si je suis seule et que j'essaie de faire comme lui, je n'arrive à rien, parce que là où je pensais rester une demi-heure, je reste bloquée toute l'après-midi, parce que je me perds et que je ne trouve pas les rues, ou parce que la personne la plus ennuyeuse et que je voulais le moins voir m'entraîne avec elle dans l'endroit où je voulais le moins aller.
Natalia Ginzburg, « Lui et moi », Les petites vertus (tr. Adriana R. Salem)