Epidavros

Puisque j'ai un abonnement à l'opéra, je vais à l'opéra plusieurs fois l'an. Comme je ne comprends pas la musique, je n'écoute pas. Le plus souvent, je dors, ou je pense. Je pense à tous les opéras que j'ai entendus dans ma vie. Pas écoutés : entendus. Et « entendus » est peut-être déjà trop dire. Je pense à tous les opéras auxquels j'ai assisté, témoin inutile et perdu dans ses propres pensées. Le théâtre de l'Opéra, que je fréquente depuis longtemps et où j'ai longuement dormi et pensé, est un lieu familier, donc accueillant pour moi.
À chaque fois, je me propose d'écouter, à chaque fois, je décide que j'écouterai. Mais très vite mon attention s'évanouit. Pendant de courts instants, de façon involontaire et presque distraitement, j'écoute ; et pendant ces courts instants, je prends plaisir aux sons. La satisfaction d'avoir écouté est si grande que je me perds dans ses eaux, et me voilà de nouveau absente.
Je ne suis pas les trames des opéras. Je ne lis jamais les livrets à la maison : et une fois là-bas, je ne comprends rien aux histoires qui se déroulent et s'enchevêtrent entre chants et musique ; ça ne me fait rien, et en plus, je les hais.
J'ai beau avoir assisté à de nombreux opéras, je me demande à chaque fois si je dois écouter ou regarder. Dans le doute, je ne fais ni l'un ni l'autre. J'ai toujours la sensation, avec la musique, que j'aurais pu l'aimer, mais qu'une erreur tragique fait qu'elle m'a échappée. J'ai parfois la sensation que j'aime peut-être la musique et que la musique ne m'aime pas. Peut-être qu'elle se trouvait à quelques pas de moi, et je n'ai pas su, ou elle n'a pas voulu, traverser ce petit bout d'espace.
Natalia Ginzburg, Ne me demande jamais (tr. Muriel Morelli)

Berlin, 2012 (Fielmann baut um)

„Keiner ist da herausgekommen.“
„Keiner?
„Keiner.
„Einer?
„Nein.
„Ja! Aber als ich vorbeikam, stand doch einer da.
„Vor der Tür?
„Vor der Tür. Er breitete die Arme aus.
„Ja! Weil er niemanden hineinlassen will.
„Keiner ist da hineingekommen?
„Keiner.
„Der, der die Arme ausbreitet, war der da?
„Drin?
„Ja. Drin.
„Ich weiss nicht. Er breitet nur die Arme aus, damit keiner hinein kann.
„Wurde er hingeschickt, damit Keiner hinein kann? Der die Arme ausbreitet?
„Nein. Er kam und stellte sich selbst hin und breitete die Arme aus.
„Und Keiner, Keiner, Keiner ist herausgekommen?
„Keiner, Keiner.“
Vassily Kandinsky, « Warum? », Klänge

« Seine Plastiken wirken fast schwerelos »

FIFTH AVENUE

une dame en long vêtement blanc et chapeau blanc, style 1900 ; une folle : ses mains palpent la pierre ou le métal des façades comme si elle voulait s'assurer que tout est là. Des mains comme des antennes. Elle ne peut être aveugle, car elle attend au feu rouge. La plupart des passants ne la remarquent pas du tout ; elle marche plus lentement que les autres mais elle ne barre le chemin à personne ; elle longe les façades. Là où il y a du verre, on dirait qu'elle palpe avec précaution son image ; elle semble heureuse. Une fois je passe devant pour ensuite, en me retournant sous un prétexte, voir son visage. Elle est heureuse. Il arrive que soudain elle s'arrête, comme si elle était maintenant arrivée dans le vide, et qu'elle fasse ensuite quelques pas en arrière. Ses doigts effleurent à peine le matériau, parfois pas du tout ; on dirait qu'elle le baptise seulement pour qu'il soit là, même le matériau laid. Est-ce qu'elle voit les gens ? Son costume est comique mais conçu comme robe de cérémonie. Du reste elle marche pieds nus, ce que je remarque au bout d'un moment seulement. De temps en temps elle parle. Tout en faisant des gestes d'une grande tendresse secrète. Il semble que ce soit un jour exceptionnel pour elle, un jour d'accomplissement, un temps présent.

Max Frisch, Montauk (tr. Michèle et Jean Tailleur)

Berlin, 2008 (parasol)

Tout ce qui est recouvert et caché, que ce soit dans le domaine de la sainteté ou dans celui de ce qui s'oppose à elle, a une force beaucoup plus grande que ce qui est manifeste.
Rabbi Chmuel Bornstein (1856-1926), l'espoir hassidique (tr. Catherine Chalier)


Weltbild Taschenlexikon

On la croisait sur l'île. Elle se déplaçait à vélo. Elle sifflotait en pédalant. On la croisait aussi en compagnie d'un homme bien plus âgé qu'elle qui l'enlaçait amoureusement.
Comment est-il possible que L se souvienne de la voix d'une étudiante qui parlait si peu ? Une voix pas exactement rocailleuse : pierreuse. Elle avait lu une fois, en cours, devant tout le monde, un passage d'Ulysse de Joyce. Pourquoi ? Quel exercice ? Le silence, sa voix grave. À quelle occasion ? Inéluctable modalité du visible…, souliers rouilleux, vert pituite… Varech, coquilles s'écrasant sous les pas de Stephen Dedalus. Elle n'avait pas buté sur les mots. Elle avait lu longuement, l'air têtu.
Elle s'intéressait aux formes des coquillages, aux polyèdres que fabriquaient les savants de la Renaissance et que les artistes dessinaient, comme dans la Mélancolie de Dürer. Elle avait sur sa table des livres traitant de ces sujets – La Divine Proportion de Luca Pacioli. Elle construisait elle-même de ces volumes intimidants. Habile, elle fabriquait des machines compliquées, avec des rouages, des mécanismes de pendules, des petits moteurs récupérés. Pourquoi ? Elle avait l'air de ne pas savoir pourquoi. Elle haussait les épaules. Elle faisait circuler de l'eau, des billes, dans des boîtes de verre qu'elle concevait avec les techniciens de l'atelier. Ses machines plaisaient aux spectateurs mais elle n'avait rien à répondre aux questions. Si on insistait, elle se fermait comme une huître, cessait de sourire.
Les suggestions et les remarques des professeurs semblaient ne l'éclairer en rien. On la voyait parfois à la bibliothèque absorbée dans des livres d'optique, ou une énorme encyclopédie des jeux anciens, que personne d'autre ne consultait.
Cette année-là la méthode de préparation au diplôme préconisait l'enregistrement de l'étudiant parlant de son travail. On enregistrait puis l'étudiant se réécoutait devant les autres et tout le monde commentait. Elle n'avait rien pu dire en présence de l'enregistreur. Le jour du diplôme non plus elle n'avait pas parlé, le mystère de ses machines et de ses polyèdres est resté entier.
Christine Lapostolle, Ecoldar

Berlin, 2019 (Westfalia)

Un jour, j'étais dans les montagnes et je me suis retrouvé sur une route qui menait à une montagne. Je l'ai suivie, et je me suis arrêté. Je voulais parler sur la montagne, car j'en ai senti le désir. Je n'ai pas parlé, car j'ai pensé que tout le monde allait dire que cet homme était fou. Je n'étais pas fou, car je sentais. Je n'ai pas senti de douleur, mais de l'amour pour les gens. Je voulais crier de la montagne vers la petite ville de Saint-Moritz. Je n'ai pas crié, car j'ai senti qu'il fallait aller plus loin. Je suis allé plus loin, et j'ai vu un arbre. L'arbre m'a dit qu'ici on ne pouvait pas parler, car les gens ne comprennent pas le sentiment. Je suis allé plus loin. Je me suis séparé de l'arbre à regret, car il m'avait ressenti. Je suis parti. Je suis monté à la hauteur de deux mille mètres. J'y suis resté longtemps. J'ai senti une voix et j'ai crié en français « Parole ! ». Je voulais parler, mais ma voix était si forte que je ne pouvais pas parler et j'ai crié : « J'aime tout le monde et je veux le bonheur ! J'aime tout le monde. Je veux tout le monde. » Je ne sais pas parler français, mais j'apprendrai si je me promène seul. Je veux parler fort pour qu'on me ressente. Je veux aimer tout le monde, c'est pourquoi je veux parler toutes les langues. Je ne peux pas parler toutes les langues, c'est pourquoi j'écris et on traduira mes écrits. Je parlerai français comme je peux. J'ai commencé à apprendre à parler français, mais j'ai été dérangé, car les gens qui me croisaient s'étonnaient. Je ne voulais pas étonner les gens, c'est pourquoi j'ai fermé la bouche. Je l'ai fermée dès que j'ai senti. Je sens avant de voir. Je sais ce qui va arriver avant tout le monde. Je ne le dirai pas aux gens d'avance.
Vaslav Nijinski, Cahiers (tr. Christian Dumais-Lvowsky et Galina Pogojeva)

« Bronze statue of Greek warrior, believed to be the work of Phidias »

Je ne me souviens jamais des noms des acteurs ; et comme je suis peu physionomiste, j'ai du mal, parfois, à les reconnaître, même les plus célèbres. Cela l'irrite terriblement ; je lui demande qui est celui-ci ou celui-là, provoquant son indignation ; « ne me dis pas – dit-il – ne me dis pas que tu n'as pas reconnu William Holden ! ».
En effet, je n'ai pas reconnu William Holden. Et pourtant, j'aime moi aussi le cinéma ; mais bien que j'y aille depuis des années, je n'ai pas su m'en faire une culture.
Lui, au contraire, s'en est fait une culture : il s'est fait une culture de tout ce qui a attiré sa curiosité : et moi, je n'ai su me faire une culture de rien, même des choses que j'ai le plus aimées dans ma vie : elles sont restées en moi comme des images dispersées, alimentant ainsi ma vie de souvenirs et d'émotions, mais sans combler le vide et le désert de ma culture.
Il me dit que je manque de curiosité : mais ce n'est pas vrai. J'éprouve de la curiosité pour peu, très peu de choses ; et lorsque je les ai connues, j'en garde quelques images dispersées, la cadence d'une phrase ou d'un mot. Mais mon univers, où affleurent ces cadences et ces images, isolées les unes des autres, et non liées par quelque trame sinon secrète, à moi-même inconnue et invisible, est aride et mélancolique. Son univers, au contraire, est d'un vert opulent, richement peuplé et cultivé ; une campagne fertile et irriguée, où surgissent des bois, des prés, des potagers et des villages.
Pour moi, toute activité est extrêmement difficile, fatigante, incertaine. Je suis très paresseuse et, si je veux terminer quelque chose, j'ai le besoin absolu d'être oisive, de longues heures étendue sur des divans. Lui, ne sait jamais rester inactif, il fait toujours quelque chose ; il tape très vite à la machine, avec la radio allumée ; quand il va se reposer, l'après-midi, il a, avec lui, des épreuves à corriger ou un livre rempli de notes ; il veut que, dans la même journée, nous allions au cinéma, puis à une réception, puis au théâtre. Il réussit à faire et à me faire faire, dans la même journée, une foule de choses différentes ; rencontrer les personnes les plus diverses ; et, si je suis seule et que j'essaie de faire comme lui, je n'arrive à rien, parce que là où je pensais rester une demi-heure, je reste bloquée toute l'après-midi, parce que je me perds et que je ne trouve pas les rues, ou parce que la personne la plus ennuyeuse et que je voulais le moins voir m'entraîne avec elle dans l'endroit où je voulais le moins aller.
Natalia Ginzburg, « Lui et moi », Les petites vertus (tr. Adriana R. Salem)

Maria II. Stuart, Königin von Schottland

Así es que vivo solo, desde el sábado: trabajar, no me interesa; prefiero quedarme así, contemplando el retrato de Gardel y el calendario viejo pegado a esa pared, y de vez en cuando, salir y sentarme en el café, a ver pasar la gente por la calle. Los viejos se miran entre ellos y murmuran «Pobre Luis». Yo contemplo la calle, como un poco de pan viejo que me dan los vecinos,—a veces me ofrecen también un poco de carne asada,—y veo venir este verano, como han venido otros, imperceptiblemente.
Teresa Porzecanski, « Letra para cinco canciones », Primeros cuentos

Heraclion (Candia) – The market

Les espaces et « l' » espace avec eux ont toujours déjà reçu leur place dans le séjour des mortels. Des espaces s'ouvrent par cela qu'ils sont admis dans l'habitation de l'homme. « Les mortels sont », cela veut dire : habitant, ils se tiennent d'un bout à l'autre des espaces, du fait qu'ils séjournent parmi les choses et les lieux. Et c'est seulement parce que les mortels, conformément à leur être, se tiennent d'un bout à l'autre des espaces qu'ils peuvent les parcourir. Mais en allant ainsi, nous ne cessons pas de nous y tenir. Bien au contraire, nous nous déplaçons toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur extension, en séjournant constamment auprès des lieux et des choses proches ou éloignés. Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j'y suis déjà et je ne pourrais aucunement y aller si je n'étais ainsi fait que j'y suis déjà. Il n'arrive jamais que je sois seulement ici, en tant que corps enfermé en lui-même, au contraire je suis là, c'est-à-dire me tenant déjà dans tout l'espace, et c'est seulement ainsi que je puis le parcourir.
Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser », Essais et conférences (tr. André Préau)


Berlin, 2019 (Not just any cruise)

Je ne peux pas dire que j'« aime » Sanga : ce n'est pas pour moi un paysage comme les autres, c'est plutôt Sanga qui m'a prise, m'a bouleversée et me possède aujourd'hui entièrement.
Denise Paulme, Lettres de Sanga à André Schaeffner