En dépit de sa mauvaise mémoire, Eichmann répétait mot pour mot, et avec une remarquable constance, les mêmes expressions toutes faites, les mêmes clichés de son invention (lorsqu'il parvenait à construire lui-même une phrase, il la répétait jusqu'à ce qu'elle devint un cliché), chaque fois qu'il faisait allusion à un incident, un événement qui lui semblait important. Qu'il écrivit ses mémoires en Argentine ou à Jérusalem, qu'il s'adressât au policier qui l'interrogeait ou au tribunal, il disait toujours la même chose, avec les mêmes mots. Plus on l'écoutait, plus on se rendait à l'évidence que son incapacité à s'exprimer était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue d'autrui. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu'il mentait, mais parce qu'il s'entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d'autrui, la présence d'autrui et, partant, contre la réalité même.
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem (tr. Anne Guérin)
Tous les animaux qui changent de lieu se déplacent par un mouvement qui affecte tantôt tout le corps d'un seul coup, comme dans le saut, tantôt des parties du corps, comme chaque fois qu'il y a marche. Mais dans ces deux modes de déplacement, l'être qui se meut change de lieu en s'appuyant toujours sur le support qui est au-dessous de lui. Voilà pourquoi, si ce support disparaît trop tôt pour que l'être dont le mouvement dépend de lui ait pu y prendre appui, ou si cette base n'offre absolument aucune résistance aux êtres qui ont à se mouvoir, aucun de ceux-ci ne peut se mettre en mouvement.
Aristote, Marche des animaux (tr. Pierre Louis)
Petit évanouissement hier au Café City avec Löwy. Me suis penché sur une feuille du journal pour le lui cacher.
Franz Kafka, Journaux, 5e cahier (tr. Robert Kahn)
Mais ce qu'il y a de plus beau dans mon terrier, c'est son silence, certes il est trompeur, il peut être soudainement interrompu, et alors c'est la fin de tout, mais pour l'instant il règne encore, je peux déambuler des heures durant dans mes galeries sans rien entendre d'autre que, parfois, le frottement d'une quelconque petite bestiole, que je calme aussitôt entre mes dents, ou un ruissellement de terre qui me signale la nécessité de quelque réparation, sinon tout est silencieux. L'air de la forêt pénètre doucement, il est tout à la fois chaud et frais, parfois je m'étire et me tourne et retourne dans la galerie, tellement je suis bien.
Franz Kafka, Le terrier (tr. Jean-Pierre Lefebvre)
Qu’est-ce qu’il y a dans les lieux presque vides de matière ? Et d’où vient-il que le soleil et les planètes gravitent les uns vers les autres sans qu’il y ait de la matière dense entre eux ? D’où vient-il que la nature ne fait rien en vain, et d’où proviennent tout cet ordre et toute cette beauté que nous voyons dans le monde ? À quelle fin sont [créées] les comètes ? Et d’où vient-il que les planètes se meuvent toutes dans le même sens sur des orbes concentriques tandis que les comètes se meuvent de toutes sortes de manières sur des orbes très excentriques ? Et qu’est-ce qui empêche les étoiles fixes de tomber les unes sur les autres ? Comment les corps des animaux sont-ils arrivés à être construits avec tant d’art, et à quelles fins servent leurs parties différentes ? Est-ce que l’œil a été formé sans connaissance de l’optique – et l’oreille sans connaissance des sons ? Comment les mouvements des animaux suivent-ils de leur volonté et d’où vient l’instinct dans les animaux ? Est-ce que le sensorium des animaux n’est pas le lieu auquel est présente la substance sensitive, et dans lequel les espèces sensibles des choses sont portées par les nerfs et le cerveau afin qu’elles puissent y être perçues par leur présence immédiate à cette substance ? Et ces choses étant dûment considérées, n’apparaît-il pas des phénomènes qu’il y a un Être Incorporel, Vivant, Intelligent, Omniprésent qui dans l’espace infini, comme si c’était dans son sensorium, voit intimement les choses elles-mêmes et les perçoit parfaitement et les comprend entièrement par leur présence immédiate à lui-même ? Desquelles choses les images seulement, portées par les organes de sens dans nos petits sensoria y sont vues et aperçues par ce qui en nous perçoit et pense.
Isaac Newton, Optique (tr. Alexandre Koyré)
Le ruisseau. Longtemps avant d'y arriver, je suis prête à bondir comme un animal. Longtemps avant que le ruisseau soit en vue, j'ai ma gamelle à la main. Et quand le ruisseau est là, il faut quitter le rang, courir en avant, descendre sur la berge glissante. Il est quelquefois gelé, vite casser la glace, heureusement le froid diminue, elle n'est pas épaisse, vite casser la glace du rebord de la gamelle, prendre de l'eau et gravir la berge glissante, courir pour regagner ma place, les yeux avides sur l'eau qui verse si je vais trop vite. Le SS accourt. Il crie. Son chien court devant lui, m'atteint presque. Les camarades me happent et le rang m'engloutit. Les yeux avides sur l'eau qui bouge à mon pas je ne vois pas l'inquiétude sur leur visage, l'inquiétude que je leur ai donné. Mon absence leur a été interminable. Boire. Moi je n'ai pas eu peur. Boire. Comme chaque matin, elles disent que c'est folie de descendre à ce ruisseau avec le SS et son chien derrière moi. Il a fait dévorer une Polonaise l'autre jour. Et puis c'est de l'eau de marais, c'est l'eau qui donne la typhoïde. Non, ce n'est pas de l'eau de marais. Je bois. Rien n'est plus malaisé que boire à une gamelle évasée en marchant. L'eau oscille d'un bord à l'autre, échappe aux lèvres. Je bois. Non, ce n'est pas de l'eau de marais, c'est un ruisseau. Je ne réponds pas parce que je ne peux pas parler encore. Ce n'est pas de l'eau de marais, mais elle a goût de feuilles pourries, et j'ai ce goût dans la bouche aujourd'hui dès que je pense à cette eau, même quand je n'y pense pas. Je bois. Je bois et je suis mieux. La salive revient dans ma bouche. Les paroles reviennent à mes lèvres, mais je ne parle pas. Le regard revient à mes yeux. La vie revient. Je retrouve ma respiration, mon cœur. Je sais que je suis vivante. Je suce lentement ma salive. La lucidité revient, et le regard – et je vois la petite Aurore. Elle est malade, épuisée par la fièvre, les lèvres décolorées, les yeux hagards. Elle a soif. Elle n'a pas la force de descendre au ruisseau. Et personne ne veut y aller pour elle. Il ne faut pas qu'elle boive de cette eau malsaine, elle est malade. Je la vois et je pense : elle pourrait bien boire de cette eau, puisqu'elle va mourir. Chaque matin, elle se met près de moi. Elle espère que je lui laisserai quelques gouttes au fond de ma gamelle. Pourquoi lui donnerais-je de mon eau ? Aussi bien elle va mourir. Elle attend. Ses yeux implorent et je ne la regarde pas. Je sens sur moi ses veux de soif, la douleur à ses veux quand je remets la gamelle à ma ceinture. La vie revient en moi et j'ai honte. Et chaque matin je reste insensible à la supplication de son regard et de ses lèvres décolorées par la soif, et chaque matin, j'ai honte après avoir bu.
Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra
Que donc le lieu existe, cela semble clair d'après la substitution réciproque : là où maintenant il y a de l'eau, quand elle s'est retirée comme d'un vase, à son tour c'est de l'air qui s'y trouve, et lorsqu'un autre corps occupe ce même lieu, celui-ci semble être différent de toutes les choses qui s'y introduisent et qui changent, car là où il y a maintenant de l'air, avant il y avait de l'eau, de sorte qu'il y a un lieu et une région vers laquelle et de laquelle il y avait changement, qui sont clairement quelque chose de différent des deux corps. De plus, les transports des corps physiques simples, comme le feu, la terre, et les choses de cette sorte, montrent non seulement que le lieu est quelque chose, mais aussi qu'il a une certaine puissance. En effet, si rien n'y fait obstacle, chacun se porte vers son lieu propre, l'un en haut l'autre en bas, et ce sont là les parties et les espèces du lieu : le haut, le bas et le reste des six directions.
Aristote, Physique (tr. A. Stevens)
Il suffit d'être ordinaire : mettre ses vêtements, manger son grain, passer le temps sans affaires. Vous venez de toutes parts avec l'idée de chercher le Buddha, de chercher la Loi, de chercher la délivrance, la sortie du Triple Monde. Sortir du Triple Monde, imbéciles ! pour aller où ?
Linji, Entretiens de Lin-Tsi (tr. Paul Demiéville)
Beschmiert die Wände mit Kot.
Hat das Leintuch mit Kot verschmiert und auf das Bett uriniert.
Schnürt sich mit dem Leintuch den Hals zu.
Trägt ein Halstuch gegen das Würgen.
Schmiert mit Kot.
Isst Kot.
Sammelt die Haare, die ihr ausgefallen sind, und knüpft sie aneinander.
Hat aus ihren Haaren eine Mütze gehäkelt.
Häkelt einen Schal.
Hat die Neigung, das Nachthemd hochzuziehen.
Zeichnet Unterwäsche und legt die Zeichnung vor die Tür.
Nimmt der Zimmernachbarin die Schuhe weg und versteckt sie unter
Hat das Leintuch mit Kot verschmiert und auf das Bett uriniert.
Schnürt sich mit dem Leintuch den Hals zu.
Trägt ein Halstuch gegen das Würgen.
Schmiert mit Kot.
Isst Kot.
Sammelt die Haare, die ihr ausgefallen sind, und knüpft sie aneinander.
Hat aus ihren Haaren eine Mütze gehäkelt.
Häkelt einen Schal.
Hat die Neigung, das Nachthemd hochzuziehen.
Zeichnet Unterwäsche und legt die Zeichnung vor die Tür.
Nimmt der Zimmernachbarin die Schuhe weg und versteckt sie unter
der Bettdecke.
Fragt ständig nach der Mutter.
Will nicht essen.
Schreibt Briefe.
Lacht oft vor sich hin.
Schreibt oft von sexuellen Dingen.
Duldet abends kein Licht im Zimmer.
Isst im Dunkeln.
Will ständig schreiben.
Isst unregelmäßig.
Presst die Lippen aufeinander, wenn man sie füttern will.
Liegt den ganzen Tag unter der Bettdecke.
Läuft in der Nacht, in die Bettdecke gewickelt, im Zimmer herum.
Hat das Nachthemd ausgezogen und den Boden damit aufgewischt.
Legt sich auf den Boden.
Muss hinausgetragen werden.
Schreit in höchsten Tönen.
Wirft die Bettdecke ab, faltet sie wieder zusammen, streicht sie glatt,
Fragt ständig nach der Mutter.
Will nicht essen.
Schreibt Briefe.
Lacht oft vor sich hin.
Schreibt oft von sexuellen Dingen.
Duldet abends kein Licht im Zimmer.
Isst im Dunkeln.
Will ständig schreiben.
Isst unregelmäßig.
Presst die Lippen aufeinander, wenn man sie füttern will.
Liegt den ganzen Tag unter der Bettdecke.
Läuft in der Nacht, in die Bettdecke gewickelt, im Zimmer herum.
Hat das Nachthemd ausgezogen und den Boden damit aufgewischt.
Legt sich auf den Boden.
Muss hinausgetragen werden.
Schreit in höchsten Tönen.
Wirft die Bettdecke ab, faltet sie wieder zusammen, streicht sie glatt,
deckt sich zu.
Isst widerstrebend.
Wird gefüttert.
Nimmt ständig ab.
Spielt Klavier auf einem Stück Pappkarton.
Redet und singt zusammenhanglos.
Singt und lacht.
Hat in der Nacht laut gesungen.
Bekritzelt Möbel, Wände und den Fußboden.
Lacht ohne Grund.
Räumt das Zimmer auf.
Verkriecht sich ins Bett.
Brüllt stundenlang.
Spielt den ganzen Tag Klavier.
Beschreibt jedes Stückchen Papier.
Bemalt und beschreibt die Bettwäsche.
(…)
Isst widerstrebend.
Wird gefüttert.
Nimmt ständig ab.
Spielt Klavier auf einem Stück Pappkarton.
Redet und singt zusammenhanglos.
Singt und lacht.
Hat in der Nacht laut gesungen.
Bekritzelt Möbel, Wände und den Fußboden.
Lacht ohne Grund.
Räumt das Zimmer auf.
Verkriecht sich ins Bett.
Brüllt stundenlang.
Spielt den ganzen Tag Klavier.
Beschreibt jedes Stückchen Papier.
Bemalt und beschreibt die Bettwäsche.
(…)
Margret Kreidl, Eine Schwalbe falten
Far from his library, Warburg worked in notebooks, filling them with often indecipherable pencil scrawls – threads unravelling and cascading down the page. Psychotic episodes alternated with lucid spells. The philosopher Ernst Cassirer visited him and they discussed the library, of which Cassirer had become a willing ‘prisoner’, as well as Kepler and the ellipse. Other interlocutors included the moths that flew into Warburg’s room at night. In letters he described them as his Seelentierchen, his little soul animals.
Chloe Aridjis, « At the HKW: Aby Warburg », London Review of Books (5 November 2020)