En dépit de sa mauvaise mémoire, Eichmann répétait mot pour mot, et avec une remarquable constance, les mêmes expressions toutes faites, les mêmes clichés de son invention (lorsqu'il parvenait à construire lui-même une phrase, il la répétait jusqu'à ce qu'elle devint un cliché), chaque fois qu'il faisait allusion à un incident, un événement qui lui semblait important. Qu'il écrivit ses mémoires en Argentine ou à Jérusalem, qu'il s'adressât au policier qui l'interrogeait ou au tribunal, il disait toujours la même chose, avec les mêmes mots. Plus on l'écoutait, plus on se rendait à l'évidence que son incapacité à s'exprimer était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue d'autrui. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu'il mentait, mais parce qu'il s'entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d'autrui, la présence d'autrui et, partant, contre la réalité même.
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem (tr. Anne Guérin)