Le ruisseau. Longtemps avant d'y arriver, je suis prête à bondir comme un animal. Longtemps avant que le ruisseau soit en vue, j'ai ma gamelle à la main. Et quand le ruisseau est là, il faut quitter le rang, courir en avant, descendre sur la berge glissante. Il est quelquefois gelé, vite casser la glace, heureusement le froid diminue, elle n'est pas épaisse, vite casser la glace du rebord de la gamelle, prendre de l'eau et gravir la berge glissante, courir pour regagner ma place, les yeux avides sur l'eau qui verse si je vais trop vite. Le SS accourt. Il crie. Son chien court devant lui, m'atteint presque. Les camarades me happent et le rang m'engloutit. Les yeux avides sur l'eau qui bouge à mon pas je ne vois pas l'inquiétude sur leur visage, l'inquiétude que je leur ai donné. Mon absence leur a été interminable. Boire. Moi je n'ai pas eu peur. Boire. Comme chaque matin, elles disent que c'est folie de descendre à ce ruisseau avec le SS et son chien derrière moi. Il a fait dévorer une Polonaise l'autre jour. Et puis c'est de l'eau de marais, c'est l'eau qui donne la typhoïde. Non, ce n'est pas de l'eau de marais. Je bois. Rien n'est plus malaisé que boire à une gamelle évasée en marchant. L'eau oscille d'un bord à l'autre, échappe aux lèvres. Je bois. Non, ce n'est pas de l'eau de marais, c'est un ruisseau. Je ne réponds pas parce que je ne peux pas parler encore. Ce n'est pas de l'eau de marais, mais elle a goût de feuilles pourries, et j'ai ce goût dans la bouche aujourd'hui dès que je pense à cette eau, même quand je n'y pense pas. Je bois. Je bois et je suis mieux. La salive revient dans ma bouche. Les paroles reviennent à mes lèvres, mais je ne parle pas. Le regard revient à mes yeux. La vie revient. Je retrouve ma respiration, mon cœur. Je sais que je suis vivante. Je suce lentement ma salive. La lucidité revient, et le regard – et je vois la petite Aurore. Elle est malade, épuisée par la fièvre, les lèvres décolorées, les yeux hagards. Elle a soif. Elle n'a pas la force de descendre au ruisseau. Et personne ne veut y aller pour elle. Il ne faut pas qu'elle boive de cette eau malsaine, elle est malade. Je la vois et je pense : elle pourrait bien boire de cette eau, puisqu'elle va mourir. Chaque matin, elle se met près de moi. Elle espère que je lui laisserai quelques gouttes au fond de ma gamelle. Pourquoi lui donnerais-je de mon eau ? Aussi bien elle va mourir. Elle attend. Ses yeux implorent et je ne la regarde pas. Je sens sur moi ses veux de soif, la douleur à ses veux quand je remets la gamelle à ma ceinture. La vie revient en moi et j'ai honte. Et chaque matin je reste insensible à la supplication de son regard et de ses lèvres décolorées par la soif, et chaque matin, j'ai honte après avoir bu.
Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra