Balbo, lui, prêtait l'oreille à tous. Il ne refusait jamais une rencontre. Il était sans défense contre les projets et les idées. Toutes les propositions, toutes les idées lui plaisaient et le sollicitaient, elles le mettaient en ébullition et le poussaient à venir parlementer avec Pavese. Il arrivait, petit, le nez rouge, sérieux comme il savait l'être quand il avait une proposition à soumettre ou croyait avoir posé les yeux sur un nouveau cas humain, étonné comme il l'était toujours quand se profilait à l'horizon une nouvelle forme humaine, et toujours disposé à voir de l'intelligence partout où se posaient ses yeux bleus, aigus et innocents, démunis et profonds. Balbo parlait, il n'en finissait pas de parler cependant que Pavese fumait sa pipe et entortillait ses cheveux autour d'un doigt.
Pavese disait :
— Ça m'a tout l'air d'une proposition idiote ! Défends-toi des crétins.
Et Balbo répondait que la proposition, oui, était partellement idiote mais qu'elle contenait un noyau valable, vital, fécond. Et Balbo parlait : il parlait toujours et ne savait pas se taire. Quand il avait fini de discuter avec Pavese, il allait dans le bureau de l'éditeur et recommençait à parler avec lui, petit, sérieux, le nez rouge ; et l'éditeur se balançait sur son siège, dardait sporadiquement sur son interlocuteur un regard clair et froid, et griffonnait sur un bout de papier des figures géométriques, la cigarette éteinte, les jambes croisées.
Balbo ne corrigeait jamais les épreuves. Il disait :
— Je ne suis pas capable de corriger les épreuves ! Je vais trop lentement, ce n'est pas ma faute !
Il ne lisait jamais un livre en entier. Il lisait quelque phrase au hasard et se levait immédiatement pour aller en parler à quelqu'un : un rien suffisait en effet à le solliciter, à le remuer, à agiter sa pensée qui se mettait tout de suite à courir ; et il restait là jusqu'à neuf heures du soir, parlant entre les tables et oubliant d'aller dîner. Peu à peu les tables de travail se vidaient, les bureaux se faisaient déserts, Balbo regardait sa montre, tressaillait, enfilait son manteau et enfonçait son chapeau vert sur sa tête. Il descendait le corso Re Umberto, petit, droit, sa serviette sous le bras ; il s'arrêtait en chemin pour regarder les motocyclettes et mobylettes : il était plein de curiosité pour toutes les machines et avait pour les motocyclettes une tendresse spéciale.
Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (tr. Michèle Causse)