Je suis quelqu'un qu'on peut mettre où l'on veut, par exemple au fond d'un puits, dans la mine ou au sommet d'une montagne, dans une maison de maître ou dans une cabane. Je suis d'humeur très égale, ce qui naturellement a souvent été confondu avec l'indifférence, le manque d'intérêt. On m'a fait d'innombrables reproches. De tous ces reproches je me suis fait comme un lit sur lequel je m'étends, ce qui est peut-être très injuste de ma part, mais je me suis dit que je devais me rendre la vie confortable parce que l'inconfort sous toutes ses formes pourrait bien m'accabler un jour et que je devrais alors faire le poids. D'une certaine façon, cher docteur, je peux tout faire, et peut-être que ma maladie, si l'on peut nommer ainsi mon état, consiste à trop aimer. J'ai en moi une provision d'énergie amoureuse effroyablement grande, et chaque fois que je mets le pied dans la rue, je me mets à aimer n'importe quoi, n'importe qui, et c'est la raison qui fait que je passe en tout lieu pour un homme sans caractère, ce qui ne devrait pas manquer, s'il vous plaît, de vous faire un peu rire. Je vous remercie beaucoup de l'expression sérieuse que vous voulez bien garder malgré cela sur votre visage et je vous assure qu'une fois à la maison, occupé à quelque chose qui réclame de l'intelligence, j'oublie tout cela, que je me sens loin, et content de l'être, de cette espèce d'amour du monde et des gens.
Robert Walser, Le bandit (tr. Jean Launay)