« De n'importe quel côté qu'on le regarde, Luvina est un endroit très triste. Puisque vous y allez, vous vous en rendrez compte. Moi, je dirais que c'est l'endroit où la tristesse a fait son nid. Où on ne sait pas ce que c'est qu'un sourire, on dirait qu'on a cloué le visage à tout le monde. Et cette tristesse, vous pourrez la voir à tout moment, quand vous voudrez. Le vent qui souffle là-bas la remue, mais il ne l'emporte jamais. Elle est là comme chez elle. On peut même la goûter et la toucher, parce qu'elle est toujours au-dessus de vous, collée à vous, et qu'elle vous pèse dessus comme un gros cataplasme sur le cœur à vif.
« … On dit là-bas que, quand la lune est pleine, le vent montre à quoi il ressemble, lorsqu'il file dans les rues de Luvina en traînant une couverture noire ; mais, moi, tout ce que j'ai jamais pu voir, quand la lune se montrait, à Luvina, c'était à quoi ressemblait le chagrin… Et jamais rien d'autre.
« Mais buvez votre bière. Je vois que vous n'en avez même pas pris une petite gorgée. Allez-y. Elle ne vous dit peut-être rien, tiède comme ça. Ici, on n'en a pas d'autre. Je sais que comme ça elle n'est pas bien fameuse ; qu'elle prend une sorte de goût de pisse d'âne. Ici, on est habitués. Je vous préviens que là-bas on ne trouve même pas ça. Quand vous serez à Luvina, vous la regretterez. Tout ce qu'on peut trouver, là-bas, c'est un mezcal qu'ils fabriquent avec une plante du coin et qui va vous faire tourner la tête à la première gorgée comme si on vous secouait comme un prunier. Buvez plutôt votre bière. Je sais de quoi je parle. »
Juan Rulfo, Le Llano en flammes (tr. Gabriel Iaculli)