Je n'ai jamais pris part aux plaisirs des autres. Un sentiment pénible ou le pressentiment du malheur m'en ont toujours empêché. La douleur de la vie, les difficultés de la vie. Mais, le problème le plus important, c'est de se colleter avec les hommes, avec le mal de la société pourrie, avec le mal de manger et de s'habiller, tout cela empêche perpétuellement notre être véritable de se réveiller. Il y a eu un temps où je me suis intégré à eux, où j'ai voulu imiter les autres ; j'ai vu que je me moquais de moi-même. J'avais l'impression d'être toujours et partout étranger. Je n'avais aucun lien avec les autres, je ne pouvais pas me conformer à leur vie. Je me disais tout le temps : « Un jour, je fuirai la société et je me retirerai dans un village ou un endroit éloigné. » Mais, je ne voulais pas faire de cette retraite, un instrument de réputation ou de richesse. Je ne voulais pas me condamner à avoir les idées de quelqu'un ni à l'imiter. J'ai enfin décidé de construire une chambre à mon goût, un lieu où je pourrais me recueillir, quelque part où mes pensées ne s'éparpilleraient pas. (…)
Je voulais m'engloutir dans un trou comme les bêtes en hiver, je voulais me plonger dans ma propre obscurité et me développer en moi-même. De même que dans une chambre noire, la photo apparaît sur un verre, de même, ce qui, dans l'homme, est délicat et caché, étouffe et meurt à cause des efforts de la vie, du tapage et de la lumière. Ça ne lui revient que dans le noir et le silence. Cette obscurité était en moi-même et j'essayais, en vain, de la détruire. Mon seul regret est d'avoir obéi pour rien, pendant quelque temps, aux autres. Maintenant, je m'aperçois que la partie la plus précieuse de ma vie a été cette obscurité et ce silence mêmes. Cette obscurité est dans la nature de tout être vivant. Elle ne nous apparaît qu'à l'écart, qu'au retour à nous-même, que lorsque nous nous retirons du monde apparent. Mais, les hommes essayent toujours de fuir cette obscurité, cette solitude; ils essayent de fermer les oreilles à la voix de la mort et de détruire leur personnalité dans le tumulte et le tapage de la vie, de peur que « la lumière de la vérité apparaisse en eux », comme disent les soufis.

Sadeq Hedayat, L'abîme, « La chambre noire »