S'il est utile et agréable d'avoir une ame dégagée de la matière, au point de la faire voyager toute seule lorsqu'on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvéniens. C'est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j'ai parlé dans les chapitres précédens. — Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c'est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très-souvent sans que mon ame s'en mêle, à moins que celle-ci ne s'amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très-difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu'on fait quelque opération mécanique, de penser à tout autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; — ou pour m'expliquer sui­vant mon système, d'employer son ame à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. — Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l'homme puisse exécuter.
Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre