Tout ce qu’il rencontrait en route devenait pour lui récits chantés. Tout ce qu’il recueillait en lui était en même temps raconté en lui ; les instants du présent se produisaient sous la forme du passé, tout autrement qu’en rêve, sans détours, par propositions indépendantes, aussi courtes et naïves que l’instant lui-même : « Des chardons s’étaient pris dans le fil de fer barbelé, un vieil homme avec un sac en plastique se penchait sur un champignon de la steppe. Un chien passait en sautant sur trois pattes, il faisait penser à un daim ; son poil était jaune, sa tête blanche ; de la fumée gris-bleu sortait d’une cabane de pierre et s’élevait au-dessus. Le bruit des cosses dans le seul arbre alentour ressemblait à celui des boîtes d’allumettes. Des poissons bondissaient hors de l’eau du Duero, les vagues en amont du fleuve avaient des crêtes de mousse et sur l’autre rive, l’eau léchait le creux des rochers. Il y avait déjà de la lumière dans le train de Saragosse et les gens, dedans, étaient clairsemés… »
Peter Handke, Essai sur le juke-box (tr. Georges-Arthur Goldschmidt)