J'avais remarqué très nettement que si je jeûnais pendant une période assez longue, c'était comme si mon cerveau coulait tout doucement de ma tête et me laissait vide. Ma tête devenait légère et comme absente, je n'en sentais plus le poids sur mes épaules et, si je regardais quelqu'un, j'avais la sensation que mes yeux étaient fixés et démesurément ouverts.*Pourquoi m'inquiéter de ce que je mangerais, de ce que je boirais, de ce que j'introduirais dans cette misérable boîte à asticots qui s'appelait mon corps terrestre ? Mon père céleste n'avait-il pas pris soin de moi comme des oiseaux du ciel, ne m'avait-il pas fait la grâce de me désigner du doigt comme son humble serviteur ? Dieu avait fourré son doigt dans le réseau de mes nerfs et discrètement, en passant, il avait un peu embrouillé les fils. Et Dieu avait retiré son doigt et, voyez, il restait à ce doigt des fibres et de fines radicelles arrachées aux fils de mes nerfs. Et il y avait un trou béant à la place touchée par son doigt qui était le doigt de Dieu, et une plaie dans mon cerveau sur le passage de son doigt. Mais après que Dieu m'eut touché avec le doigt de sa main, il me laissa tranquille et ne me toucha plus, et il ne permit pas qu'il m'arrivât aucun mal. Mais il me laissa aller en paix et il me laissa aller avec le trou béant. Et aucun mal ne m'arriva par la volonté de Dieu qui est le Seigneur, de toute Éternité…
Knut Hamsun, La faim (tr. Georges Sautreau)