Gertrude était une vagabonde. (...) Volubile, maigrichonne et crasseuse, elle errait d'une maison à l'autre dans le quartier de Blenhollow, nouant et dénouant des alliances fondées sur son attachement à des bébés, des animaux, des enfants de son âge, des adolescents et parfois des adultes. En ouvrant votre porte le matin, vous trouviez Gertrude assise sur les marches du perron. En entrant dans la salle de bain pour vous raser, vous trouviez Gertrude assise sur le siège des toilettes. En regardant dans le berceau de votre fils, vous le trouviez vide et, après une enquête approfondie, vous découvriez que Gertrude l'avait emmené en promenade dans sa poussette jusqu'à la petite ville voisine. La fillette était serviable, envahissante, honnête, affamée et loyale. Elle ne rentrait jamais chez elle de son propre chef. Quand l'heure était venue de s'en aller, elle ignorait tous les signaux qui le lui indiquaient. « Rentre chez toi, Gertrude. », entendait-on les gens lui répéter dans une maison ou une autre, jour après jour. « Rentre chez toi, Gertrude. C'est l'heure de rentrer chez toi, Gertrude. » « Tu ferais mieux de rentrer chez toi pour dîner, Gertrude. » « Je t'ai déjà dit de rentrer chez toi il y a vingt minutes, Gertrude. » « Ta mère doit être en train de s'inquiéter, Gertrude. » « Rentre chez toi, Gertrude, rentre chez toi. »
John Cheever, « Le démon de midi » (tr. Dominique Mainard)